Et Mary, dans une
crise de désespoir, avouait :
– Car vous, vous aurez mon âme, toute mon
âme…
Charley dit très bas :
– Pardon !
– Comprenez ce que je vais souffrir et
plaignez-moi… Et sachant que je me donne à un autre alors que je
vous aime, ne me méprisez point… Et surtout, Charley, jurez-moi que
vous ne me parlerez plus jamais de ce qui fut notre amour.
Elle ajouta, plus bas, dans un souffle qui
vint caresser le visage de Charley, toujours à genoux :
– De ce qui, dans mon cœur, sera toujours
notre amour.
Le jeune homme prit les mains de Mary, et,
l’attirant à lui, la courbant sur lui, il pria :
– Mon amie, si je vous le jure,
promettez-moi de m’accorder, avant mon serment, l’unique chose que
je vous aie demandée, que je vous demanderai jamais ! Je vous
implore, Mary…
– Que voulez-vous de moi, mon pauvre
Charley ?
– Un baiser…
Mary tendit son front.
– Non, pas ainsi, un baiser d’amour…
murmura Charley.
Ils étaient en proie tous deux à une émotion
indicible, et leurs mains s’étreignaient. Une fièvre montait en
eux. Une ardeur inconnue les brûlait.
– Un baiser d’amour ? dirent les
lèvres de Mary, proches déjà de celles de son ami.
– Songez aussi que ce sera le baiser
d’adieu…
Leurs lèvres se joignirent, et ils se
donnèrent ce double baiser-là.
Le train approchait de Julesbourg, dans un
tapage d’enfer. Il traversait alors le pont, long de plus d’un
kilomètre, jeté sur la rivière Platte.
Ni Charley ni Mary n’entendirent, derrière
eux, la portière de la terrasse qui s’ouvrait. Jonathan apparut sur
le seuil et vit les deux amants, aux lueurs dernières du
crépuscule. Le roi de l’huile chancela. Dans ses mains, la lame
d’un couteau brilla. Il ouvrit la lame de ce couteau, la prit entre
ses dents et, les poings tendus, s’avança.
Enivrés de leur premier baiser d’amour, les
jeunes gens semblaient ne jamais devoir désunir leurs lèvres, et
Mary, éperdue, n’avait plus la force de repousser son ami. Elle se
renversait, pâmée, entre les bras de l’amant quand elle vit soudain
au-dessus d’elle, au-dessus de Charley, une ombre formidable. Elle
poussa un cri déchirant. Charley se retourna, mais déjà les poings
de Jonathan l’étreignaient à la gorge. Le jeune homme laissa
échapper une plainte sourde. Il voulut se débattre. Ses membres
vainement s’agitèrent. Jonathan le jeta par terre, lui mit un genou
sur la poitrine, et l’une de ses mains lâcha la gorge pour aller
chercher le couteau.
Mary, qu’une épouvante sans nom affolait,
continuait de jeter dans la nuit un hurlement de bête
blessée ; mais nul ne l’entendait dans cette tempête de bruits
et de cahots déchaînée par le passage du railway sur le pont de
Julesbourg.
Quand elle vit Jonathan brandir son couteau,
elle retrouva une énergie soudaine pour se jeter vers lui et le
supplier de ne point frapper.
– Tuez-moi ! mais ne l’assassinez
point !
Jonathan la repoussa, et la lame s’abattit sur
Charley. Mais un coup de feu déchira l’ombre, une détonation
retentit. Jonathan poussa un cri et lâcha le couteau, qui n’avait
pas eu le temps de frapper.
Charley, d’un bond, était debout, délivré.
Mary avait à la main un revolver qui fumait. Sans un mot, le regard
fou, la face crispée d’horreur, elle fixait Jonathan, qui se
mourait, appuyé à la barre de la terrasse. Le roi de l’huile eut un
hoquet terrible, et ses yeux, qui ne quittaient point les yeux de
Mary, toute proche, avaient une expression de douleur
surhumaine.
Il poussa un rauque soupir, le dernier. Son
grand corps se courba sur le garde-fou, et la tête pendait au
dehors. Alors, d’un coup d’épaule, Charley, avec un
« han ! » d’angoisse et d’effort suprême, jeta
l’homme par-dessus bord. Charley et Mary virent l’ombre de ce corps
rebondir sur le garde-fou du pont et disparaître dans le gouffre de
la rivière Platte.
Il s’était passé, depuis l’arrivée de Jonathan
sur la terrasse, une minute à peine.
Les jeunes gens se regardèrent avec des
figures d’outre-tombe.
Des bruits de pas se firent entendre derrière
eux. Une foule envahit la terrasse d’arrière.
Quelqu’un demanda :
– Qui a tiré ? Nous avons pensé à
une alerte…
Charley répondit, d’une voix
blanche :
– C’est moi. J’avais cru distinguer dans
le soir le galop des Indiens.
– Il n’y aurait rien d’étonnant à cela,
fit-on remarquer. Ils sont gens à se risquer sur le pont et à
profiter du ralentissement du train pour attaquer.
– Le pont est loin maintenant. Nous ne
courons plus aucun danger.
– Disons-leur adieu.
Et cinquante coups de revolver strièrent les
ténèbres.
Le commerçant de la rue du Sentier arriva aux
nouvelles :
– Que veut dire ce feu
d’artifice ?
– Ce n’était pas un feu d’artifice,
répliqua le Yankee. Nous repoussions l’attaque des Indiens.
Yes.
– Alors j’ai perdu mon
pari ?
– No. J’ai parié attaque dans le
Nebraska : nous venons d’entrer dans le Colorado.
– Alors j’ai gagné ?
– No. Nous allons quitter le
Colorado et rentrer dans le Nebraska.
– Quels farceurs ! conclut le
Français. Nebraska ou Colorado, il n’y a pas plus de sauvages que
dans ma boutique !
Le train venait d’entrer dans Julesbourg.
Partie 1
L’AUBERGE ROUGE
I – LE PRINCE AGRA
Une vingtaine d’années ont passé sur les
événements qui précèdent.
Nous sommes à Paris.
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