Sachez
que partout où sa présence nous fut signalée, nous avons appris
qu’il y avait eu de l’amour, des larmes et du sang…
Blanche de Ligné, qui avait tout entendu,
demanda à Diane :
– Eh bien ! ma chère, est-ce qu’on
est toujours aussi pressée de voir son prince ?
– Toujours ! fit Diane.
– Mais, enfin, interrogea Jacques de
Varne, ce prince Agra, d’où vient-il ? Quel est-il ? De
quelle nation ? À quelle humanité appartient-il ? Quelle
est sa famille ?
– Nul ne le sait, fit le comte Grékoff.
On a cherché, mais on n’a pas trouvé. Il se dit originaire des
Indes anglaises, comme son nom peut le faire croire, fils d’une
Grecque et d’un radjah. Quelle Grecque ? Quel radjah ? On
a dit aussi qu’il ne connaissait point le chiffre de sa fortune. Il
dépensait des sommes énormes. Le seul personnage qui paraissait le
connaître, pour s’être trouvé par hasard dans certaines villes où
le prince avait élu un rapide domicile, ce personnage était
lui-même tellement mystérieux, qu’on était tenté de lui demander sa
propre histoire avant de le prier de raconter celle des autres…
– Comment s’appelait cet homme ?
demanda le duc Hartmann, très intéressé.
– Je ne me souviens plus. Mais il est
venu à Saint-Pétersbourg quelques jours avant la mort de la
princesse Nachimoff, et je lui ai parlé, un soir, à une fête qui se
donnait chez le tsar. Comment se trouvait-il là ? Problème. La
conversation étant venue à tomber sur le prince Agra, il me raconta
quelques-unes des histoires auxquelles je faisais allusion tout à
l’heure.
– Je crois savoir de qui vous parlez, fit
le duc Hartmann. Attendez… il s’appelait, je crois, Arnoldson… Sir
Arnoldson, c’est cela…
Le comte Grékoff, pensif, dit :
– On le rencontrait, du reste, fort
rarement à Saint-Pétersbourg, mais toujours dans la meilleure
société.
– Ainsi faisait-il à Vienne.
– Et on ne le voyait que le soir. Je ne
me rappelle point l’avoir jamais rencontré dans la journée.
– C’est exact. Il ne se montrait qu’aux
lumières, et je me souviens maintenant… oh ! je me souviens
parfaitement qu’on l’avait surnommé…
– Le nom et le surnom de cet homme me
sont indifférents, interrompit Diane. Je vous ferai remarquer,
messieurs, que vous vous éloignez du sujet de la conversation.
Parlez-moi du prince Agra, ne me parlez que de lui.
– Peste ! ma chère. Quelle
chaleur ! s’écria Josèphe.
– Eh ! quoi ? vous ne vous
intéressez point aux histoires fantastiques de mon
prince ?
– De ton prince !
interrompit Assive. Tu pourrais dire de notre prince, puisqu’il
n’appartient encore à personne et qu’il appartiendra peut-être à
toutes.
– Vous oubliez, ma chère, que j’ai sa
déclaration, laissez donc ces messieurs nous dire tout ce qu’ils
savent de celui que nous attendons.
– Mon Dieu ! madame, dit le comte
Grékoff, je croyais vous avoir raconté que cet homme était le seul
qui sût quelque chose de précis sur le prince Agra. Ne le séparez
point trop du prince. En Europe, ils apparaissent ensemble. Je l’ai
vu à Saint-Pétersbourg, à l’époque où le prince Agra s’y trouvait,
et le duc l’a vu à Vienne au moment du drame de Meyerling, alors
que le prince venait de disparaître. Voilà encore bien des
coïncidences ! Qui nous dit qu’elles ne se reproduiront point,
et que derrière le prince Agra on ne verra pas apparaître cet
individu bizarre et mystérieux, qui se fait appeler Arnoldson, mais
que nous nommions tous…
Des cris interrompirent le comte.
– Silence ! silence ! criait-on
à toutes les tables ; Judic va chanter !
II – M. MARTINET SE GRISE
Aïe donc !… on…
Aïe donc !… on…
Ah ! qu’il fait bon
Couper… du jonc !…
« Entendre » Judic couper du jonc
est un plaisir toujours nouveau. On applaudit ferme, et elle céda
sa place à Brasseur, qui excita les rires. Et puis le champagne
coula à pleines coupes.
Autour des tables, on était d’une gaieté de
« bon aloi ». Seul, M. Martinet se distinguait par
ses plaisanteries risquées et bruyantes, quoique, dans une soirée
costumée, bien des incartades soient de mise.
– Martinet, veux-tu te tenir
tranquille ! cria Diane par-dessus les tables.
Celui-ci se levait, en effet. Il avait une
coupe dans la main. Il fit un signe à Diane et cria, très
rouge :
– Je bois à toute la famille !
– Je t’écoute, fit Diane, et se penchant
vers son voisin : c’est mon beau-frère.
Martinet s’était relevé avec son verre et
criait encore :
– Mesdames et messieurs, princes et
princesses, artistes journalistes et littérateurs, je suis calicot
et je m’en vante. Je lève mon verre à tout le commerce de la rue du
Sentier !
– Certains travestis évoquaient des chefs
d’État.
Une femme fit asseoir de force Martinet, et
Félix Faure lui dit :
– Vous faites bien du bruit,
monsieur !
– Nous sommes ici pour cela,
Nicolas ! fit Martinet en se tournant vers le tsar, qui lui
sourit le plus aimablement du monde.
Martinet ne résista pas à ce sourire.
– Vive la Russie ! cria-t-il.
Nicolas II lui dit :
– Vous êtes bien gentil.
Lawrence dit à Martinet :
– Monsieur, vos cris ne me gênent point,
mais vous remuez beaucoup votre chaise et vous venez de me la poser
sur le pied.
– Je vous fais mille excuses, monsieur
Lawrence.
– Tiens, vous me connaissez
donc ?
– J’ai cet honneur.
– Depuis longtemps ?
– Depuis l’automne dernier.
– Et dans quelles circonstances me
connûtes-vous ? Pouvez-vous me le dire ?
– Oh ! monsieur Lawrence ! Il
n’y a point d’indiscrétion à cela. C’est moi qui fus chargé des
tapisseries qui garnissent aujourd’hui les murs de votre hôtel de
l’avenue Henri-Martin. Je vous vis cent fois, mais vous ne me
remarquâtes point.
– C’est ma femme, en effet, qui s’occupe
de ces choses.
– Une bien digne et bien belle femme que
vous avez là, monsieur Lawrence.
Lawrence sourit sans répondre, et Martinet
reprit :
– Oh ! soit dit sans vous offenser,
en tout bien tout honneur ! Je le dis comme je le pense.
– Vous êtes un brave homme, monsieur
Martinet.
– Je connais aussi beaucoup monsieur
votre fils. Il m’a rendu de nombreux services.
– Et lesquels, mon Dieu ? Mon fils
vous a rendu des services, voilà qui m’étonne fort.
– Il m’a bien tapé quatre mille
clous !
– Oui, vraiment ? Il voulait donc
faire son apprentissage de tapissier ?
– Vous voulez rire, monsieur.
M. Pold voulait s’amuser. Nous avons conservé, depuis,
d’excellentes relations.
– Comment cela ?
– Chaque fois qu’il passe, avec sa
« bécane », par la rue du Sentier, il vient me donner un
petit bonjour. C’est un brave enfant, et grand, et bien portant, et
d’une force peu ordinaire pour ses vingt ans. On lui en donnerait
vingt-trois.
– Je vois que vous connaissez ma
famille.
– Comment va
Mlle Lily ?
– Ah ! ah !
Mlle Lily aussi ? Mais elle est en excellente
santé, mon brave.
– Et toujours charmante ?
– Toujours, monsieur Martinet, toujours.
Mais dites-moi, comment vous trouvez-vous ici ? Avez-vous donc
la coutume de fréquenter acteurs et journalistes ?
– Que non, monsieur, et c’est bien pour
cela que je suis venu.
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