Ne lui parle pas d'impiété, de matérialisme. Il sait que le mot matière n'a pas de sens précis, et il est, d'autre part, trop intelligent pour ne pas admettre que toutes les religions ont pu être légitimes à leur heure. Seulement il n'a jamais cru, il ne croira jamais à aucune, pas plus qu'il ne croira jamais à quoi que ce soit, sinon au jeu de son esprit qu'il a transformé en un outil de perversité élégante. Le bien et le mal, la beauté et la laideur, les vices et les vertus lui paraissent des objets de simple curiosité. L'âme humaine tout entière est, pour lui, un mécanisme savant et dont le démontage l'intéresse comme un objet d'expérience. Pour lui, rien n'est vrai, rien n'est faux, rien n'est moral, rien n'est immoral. C'est un égoïste subtil et raffiné dont toute l'ambition, comme l'a dit un remarquable analyste, Maurice Barrès, dans son beau roman de l'Homme libre,—ce chef-d'oeuvre d'ironie auquel il manque seulement une conclusion,—consiste à «adorer son moi», à le parer de sensations nouvelles.»
Oui, l'Homme libre racontait une recherche sans donner de résultat, mais, cette conclusion suspendue, les Déracinés la fournissent. Dans les Déracinés, l'homme libre distingue et accepte son déterminisme. Un candidat au nihilisme poursuit son apprentissage, et, d'analyse en analyse, il éprouve le néant du Moi, jusqu'à prendre le sens social. La tradition retrouvée par l'analyse du moi, c'est la moralité que renfermait l'Homme libre, que Bourget réclamait et qu'allait prouver le roman de l' Énergie nationale.
Je ne permets qu'à des catholiques les diatribes contre l'égotisme. Si vous n'êtes pas un croyant, d'où prenez-vous vôtres point de vue pour flétrir l'individualisme? Au reste, d'une manière générale, il serait détestable que nous pussions contraindre des êtres en formation. Souvent leurs maladies préparent leur santé. Ce fier et vif sentiment du Moi que décrit Un Homme libre, c'est un instant nécessaire, dans la série des mouvements, par où un jeune homme s'oriente pour recueillir et puis transmettre les trésors de sa lignée.
Un moi qui ne subit pas, voilà le héros de notre petit livre. Ne point subir! C'est le salut, quand nous sommes pressés par une société anarchique, où la multitude des doctrines ne laisse plus aucune discipline et quand, par-dessus nos frontières, les flots puissants de l'étranger viennent, sur les champs paternels, nous étourdir et nous entraîner. L'Homme libre n'a point fourni aux jeunes gens une connaissance nette de leur véritable tradition, mais il les pressait de se dégager et de retrouver leur filiation propre.
Si je ne subis pas, est-ce à dire que je n'acquière point? J'eus mes victoires et mes conquêtes en Espagne et en Italie; nos défaites sur le Rhin contribuèrent à ma formation; c'est d'un Disraeli que j'ai reçu peut-être ma vue principale, à savoir que, le jour où les démocrates trahissent les intérêts et la véritable tradition du pays, il y a lieu de poursuivre la transformation du parti aristocratique, pour lui confier à la fois l'amélioration sociale et les grandes ambitions nationales. Si nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que celle de Marc-Aurèle. Nous ne sommes point fermés à l'univers. Il nous enrichit. Mais nous sommes une plante qui choisit, et transforme ses aliments.
J'ai marqué ailleurs, comment un premier travail de mes idées n'est, tout au fond, que d'avoir reconnu d'une manière sensible que le moi individuel était supporté et nourri par la société. Sur cette étape je ne reviendrai pas, mais on veut élargir ici le raisonnement, et, d'une évolution instinctive, faire une méthode française.
A mon sens, on n'a pas dit grand'chose quand on a dit que l'individualisme est mauvais. Le Français est individualiste, voilà un fait. Et de quelque manière qu'on le qualifie, ce fait subsiste. Toutes les fortes critiques que nous accumulons contre la Déclaration des Droits de l'homme n'empêchent point que ce catéchisme de l'individualisme a été formulé dans notre pays. Dans notre pays et non ailleurs! Et ce phénomène (qu'aucun historien jusqu'à cette heure n'a rendu compréhensible) marque en traits de jeu combien notre nation est prédisposée à l'individualisme. La juste horreur que nous inspire le Robert Greslou de Bourget n'empêche point que quelques-unes des précieuses qualités de nos jeunes gens viennent, comme leurs graves défauts, de ce qu'ils sont des êtres qui ne s'agrègent point naturellement en troupeau.
Si je ne m'abuse, l'Homme libre, complété par les Déracinés, est utile aux jeunes Français, en ce qu'il accorde avec le bien général des dispositions certaines qui les eussent aisément jetés dans un nihilisme funèbre.
Je ne me suis jamais interrompu de plaider pour l'individu, alors même que je semblais le plus l'humilier. Une de mes thèses favorites est de réclamer que l'éducation ne soit pas départie aux enfants sans égard pour leur individualité propre. Je voudrais qu'on respectât leur préparation familiale et terrienne. J'ai dénoncé l'esprit de conquérant et de millénaire d'un Bouteiller qui tombe sur les populations indigènes comme un administrateur despotique doublé d'un apôtre fanatique; j'ai marqué pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de l'Université, déracine les esprits. Si l'on veut bien y réfléchir, ce ne sera pas une petite chose qu'un traditionaliste soit demeuré attentif aux nuances de l'individu. Aussi bien je ne pouvais pas les négliger, puisque je voulais décrire une certaine sensibilité française et surtout agir sur des Français.
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