Il n’y eut aucune enquête ; elles étaient réservées aux fonctionnaires blancs. Le magistrat déposa purement et simplement mon père, mettant fin ainsi aux responsabilités de chef de la famille Mandela.
A l’époque, j’ignorais ces événements, mais ils n’ont pas été sans effet sur moi. Mon père, qui était un aristocrate riche d’après les critères de son époque, perdit à la fois sa fortune et son titre. Il fut dépossédé de la plus grande partie de son troupeau et de sa terre, et du revenu qu’il en tirait. A cause de nos difficultés, ma mère alla s’installer à Qunu, un village un peu plus important au nord de Mvezo, où elle pouvait bénéficier du soutien d’amis et de parents. A Qunu, nous ne menions plus si grand train, mais c’est dans ce village, près d’Umtata, que j’ai passé les années les plus heureuses de mon enfance et mes premiers souvenirs datent de là.
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Le village de Qunu était situé dans une vallée étroite et herbue, parcourue par de nombreux ruisseaux et dominée par de vertes collines. Il ne comptait pas plus d’une centaine de personnes, qui vivaient dans des huttes aux murs de torchis et en forme de ruche, avec au centre un poteau de bois soutenant un toit de chaume pointu. Le sol était fait de terre de fourmilière écrasée, cette terre séchée extraite du sol au-dessus d’une fourmilière, et on l’aplanissait en y étalant régulièrement une couche de bouse de vache. La fumée du foyer s’échappait par un trou du toit et la seule ouverture était une porte basse qu’on ne pouvait franchir qu’en se penchant. Les huttes étaient en général regroupées dans une zone résidentielle à quelque distance des champs de maïs. Il n’y avait pas de route, seulement des chemins dont l’herbe était usée par les pieds nus des enfants et des femmes vêtus de couvertures teintes en ocre ; seuls les quelques chrétiens du village portaient des vêtements de style occidental. Les vaches, les moutons, les chèvres et les chevaux paissaient ensemble sur des pâturages collectifs. Le paysage autour de Qunu était presque sans arbres, sauf un bouquet de peupliers au sommet d’une colline qui dominait le village. La terre elle-même appartenait à l’Etat. A l’époque, en Afrique du Sud, à part de rares exceptions, les Africains n’aimaient pas la propriété privée de la terre, ils étaient locataires et payaient un loyer annuel au gouvernement. Dans le voisinage, il y avait deux écoles élémentaires, un magasin et un réservoir pour y baigner le bétail afin de le débarrasser des tiques et des maladies.
Le maïs (que nous appelions mealies), le sorgho, les haricots et les citrouilles composaient l’essentiel de notre nourriture, non pas à cause d’une préférence que nous aurions eue, mais parce que les gens ne pouvaient pas s’acheter autre chose. Les familles les plus riches de notre village ajoutaient à cela du thé, du café et du sucre mais, pour la plus grande partie des gens de Qunu, il s’agissait de produits luxueux et exotiques au-dessus de leurs moyens. L’eau qu’on utilisait pour la ferme, la cuisine et la lessive, on devait aller la chercher avec des seaux dans les ruisseaux et les sources. C’était le travail des femmes et, en réalité, Qunu était un village de femmes et d’enfants : la plupart des hommes passaient l’essentiel de l’année à travailler dans des fermes éloignées ou dans les mines du Reef, la grande crête de rochers et de schistes aurifères qui forme la limite sud de Johannesburg. Ils revenaient deux fois par an, surtout pour labourer leurs champs. Le travail à la houe, le désherbage et la moisson étaient laissés aux femmes et aux enfants. Dans le village, personne ou presque ne savait lire et écrire, et pour beaucoup l’instruction restait une idée étrangère.
A Qunu, ma mère régnait sur trois huttes qui, autant que je m’en souvienne, étaient toujours pleines des bébés et des enfants de ma famille. En fait, je ne me souviens pas d’avoir été seul pendant mon enfance. Dans la culture africaine, les fils et les filles des tantes ou des oncles sont considérés comme des frères et des sœurs et non comme des cousins. Nous n’établissons pas les mêmes distinctions que les Blancs à l’intérieur de la famille. Nous n’avons pas de demi-frères ni de demi-sœurs. La sœur de ma mère est ma mère ; le fils de mon oncle est mon frère ; l’enfant de mon frère est mon fils ou ma fille.
Parmi les trois huttes de ma mère, une était utilisée pour la cuisine, une autre pour dormir et une autre comme réserve. Dans la hutte où nous dormions, il n’y avait pas de meubles au sens occidental du terme. Nous dormions sur des nattes et nous nous asseyions par terre. Je n’ai découvert les oreillers qu’à Mqhekezweni.
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