« Vous n’avez pas le punch, que voulez-vous ! » remarque le neveu de Ganse, avec pitié. Et il explique charitablement que « cela n’a pas d’importance », appuyant l’argument de ce regard qui s’échappe soudain, pâlit, fait dire aux amis du vieux Ganse que le garçon finira mal. Sa conversion au communisme ne lui a valu d’abord que des attentions flatteuses, et les faveurs de la princesse de Borodino qu’un bref séjour à Moscou vient d’enrager pour Staline. Mais il n’a pas pris longtemps au sérieux son rôle de jeune intellectuel du Parti, et il fréquente à présent des dissidents obscurs, suspects de terrorisme et qui ne sont même pas pédérastes…
Le soir descend invisible comme toujours, semble couler des façades trempées de pluie et Mainville pense à d’autres soirs en regardant cligner l’œil unique, fulgurant, du Bar-Tabac. Comme de lui-même son mince doigt s’est porté à sa tempe et il compte machinalement les pulsations de l’artère chaque jour plus précipitées, plus brèves, avec des pauses insolites, de longs silences qui lui font monter la sueur au front. Dieu, qu’il a peur de mourir ! Qu’il est seul ! Appartient-il réellement, ainsi que le veut Philippe, à une génération malheureuse, expiatoire ? Le mot de malheur ne lui représente rien d’exaltant, il n’éveille en lui que des images sordides de malchance, d’ennui, et ces catastrophes prochaines que prédisent inlassablement ses aînés ne lui inspirent aucune espèce de curiosité. La guerre ? Encore ? Aussi loin qu’il remonte dans son passé, il ne peut guère aller au-delà de 1917. Sa mère est morte un an plus tôt, dans un sanatorium suisse, et de cette pâle figure il ne se souvient pas. Le père n’a pas longtemps survécu, tué par une granulie foudroyante qui a dévoré en quelques semaines ses poumons déjà rongés par l’ypérite. La grand-tante que la famille appelait tante Voltaire, car elle tenait de son mari défunt, procureur à Aix, des opinions républicaines, l’a recueilli un moment, mais elle ne l’aime guère et, après un bref passage au collège de Mézières, il s’est retrouvé un jour dans le presbytère du charmant vieux prêtre tourangeau, maniaque d’archéologie et de littérature, qui lui a fait cinq bienheureuses années de loisir, sous ce ciel amollissant, au bord de ces vastes et lentes eaux. Étrange prêtre avec son regard voilé, si doux, si tendre, couleur de violette, son indulgence mystérieuse, et ce sourire, tellement plus usé que le regard, usé d’avoir vu trop de choses, d’avoir trop vu la vie, trop longtemps… Avait-il la foi ? se demande quelquefois Mainville. En tout cas celle d’Olivier s’est effacée jour après jour, et il n’a même pas pris la peine d’en informer son vieux compagnon, qu’il accompagnait chaque dimanche, en bâillant, à la chapelle des Dames de Sion, dont il était l’aumônier, et qui réservaient pour lui les meilleures bouteilles de ce vin gris dont il était si friand. Trop friand, hélas ! car il est mort d’une crise foudroyante d’urémie, un soir d’été, dans un fauteuil, tenant serré sur sa poitrine une précieuse édition des Fables de La Fontaine, un exemplaire unique qu’il tenait du marquis de Charnacé, son prédécesseur à la présidence de la Société archéologique de Saumur.
Mainville a passé près de sa tante deux années, deux années mi-parties blanches et noires. Entre cette vieille femme et lui, aucune tendresse, mais une curiosité réciproque. Dès le premier jour les yeux gris, chargés d’une expérience implacable, ont reconnu sa faiblesse et elle l’a traité avec cette sollicitude railleuse et despotique, l’ironie familière qu’elle accorde à ses animaux favoris. « Je te croyais un enfant de chœur », disait-elle parfois en hochant la tête, et son regard faisait rougir l’enfant jusqu’aux oreilles. Visiblement, elle retrouvait en lui quelque chose de son propre goût du plaisir, mais le tempérament, hélas ! est celui de sa mère. « Ta mère ! une si petite nature ! » Elle lui disait encore : « À vingt ans, je t’aurais haï, mon cher ! Aujourd’hui, elle le juge un compagnon possible – faute de mieux – un alibi à l’ennui qui la dévore, et qu’elle n’avoue jamais… Ils lisaient ensemble les livres envoyés chaque quinzaine par le libraire de Meaulnes qui ressemble à Anatole France dont il a le culte, et qu’il s’efforce d’imiter en tout, au point d’engrosser ses bonnes.
Il a quitté la maison grise sans joie, bien que le monde s’étonnât qu’il eût pu vivre deux ans auprès de la châtelaine dont l’avarice et la méchanceté sont légendaires, car elle utilise ces deux vices-là, comme les autres d’ailleurs, au soin de son repos et les arbore avec un cynisme calculé qui éloigne les importuns. Paris l’attirait pourtant. Il apparaissait dans ses pensées ainsi qu’une terre d’élection, favorable aux entreprises des jeunes garçons. Le hasard l’a conduit chez Ganse – une interview pour Art et Magie – et il y est resté parce que sa faiblesse a besoin d’un maître et que sa vanité ne saurait subir un maître qu’il ne se croirait pas le droit de mépriser. Par quelle fatalité s’est-il senti glisser peu à peu vers ces régions troubles pour lesquelles il ne se sent pas fait, où le tragique et le burlesque épanouissent côte à côte leurs fleurs monstrueuses ? Hélas ! c’est qu’il est réellement impuissant contre la grossièreté de la vie quotidienne, son énorme voracité. Nul ne se doute au prix de quel immense effort les frivoles viennent à bout de leur destinée, alors que le drame est à l’affût derrière chacun de leurs plaisirs et qu’ils doivent passer en souriant, plusieurs fois par jour, à portée de sa gueule béante, sûrs d’ailleurs d’y tomber tôt ou tard, car on compte ceux qui tiennent la gageure jusqu’au bout, échappent à la tendre majesté de l’agonie, réussissent à faire de leur propre mort une chose impure.
La maigre pension servie par la vieille dame n’a pas suffi longtemps, les dettes sont venues. Elles l’ont pris au dépourvu, car sur ce point-là encore sa défense est nulle. Son effronterie reste impuissante contre « le Créancier », créature imaginaire qui semble sortie de ses cauchemars d’enfant et à laquelle son préjugé de fils de famille provinciale prête une espèce de prestige comique. C’est alors qu’il a découvert que depuis longtemps il vivait à son insu parmi de jeunes aventuriers qui feignaient, par prudence et politesse, de lui ressembler comme des frères. Et par mille fissures invisibles, ainsi qu’une eau sombre et secrète, la fatalité qu’il abhorre est entrée dans son destin.
– Qu’est-ce que vous faites là, un doigt sur la tempe ?
Il ne l’a pas entendue venir, comme toujours, et son regard vacille longtemps, si longtemps qu’elle a eu un bref mouvement d’impatience, ce double battement des paupières qui met chaque fois Mainville en défense.
– Votre patron est d’une humeur ! fait-elle en détournant aussitôt les yeux. Encore un après-midi gâché… Vous devriez passer ce soir chez Gassin, le temps presse. Je me demande même si nous aurons demain les trente pages pour la Revue…
– Et après ?
– Vous n’êtes pas juste, dit-elle avec un sourire indéfinissable. Vous raisonnez comme un enfant.
– Un enfant ? C’est vous tous, plutôt, qui devez être près d’y retomber, en enfance ! À quoi riment toutes ces histoires ? Si le vieux Ganse n’a plus rien dans le ventre, qu’on le dise !
– Il faut vivre.
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