Sa naturelle méfiance ne l’avertit le plus souvent que de périls imaginaires, car son ignorance de lui-même est absolue, au point de fausser presque toujours le jugement qu’il porte sur autrui, en dépit d’une réelle finesse. Comme beaucoup de garçons de son âge, il ne voit guère dans les jeunes filles que des concurrentes déloyales dont il méprise et redoute à la fois la ruse grossière mais infatigable, et cette espèce de servilité corrigée d’impertinence dont la tradition se perpétue d’âge en âge, depuis le commencement du monde. Les femmes qu’il a rencontrées chez Ganse se distinguent à peine de leurs filles qu’elles singent si exactement, jusque dans leurs tics, que le ridicule des unes et des autres, sitôt qu’un hasard les rassemble, prend tout à coup un caractère presque tragique. L’amitié du secrétaire et de Mme Alfieri s’est nouée au cours de ces thés babillards, est née de leurs silences réciproques, d’allusions voilées, de regards échangés pardessus les tables. Le silence de Mainville est généralement celui de l’enfant gâté – narquois ou boudeur. Celui de son amie est souriant, paisible, si détaché de tout qu’aucune de ces femmes à la mode, auxquelles son passé est connu, n’ose la traiter en égale, ce qui rendrait toujours possible, à l’occasion, une insolence raffinée. De longues semaines, ils s’en sont tenus à cette espèce de complicité. Mais un soir, comme ils se trouvaient ensemble devant la porte de M. Ganse et qu’il avait déjà la main sur la poignée de la porte, elle a posé dessus la sienne, elle a serré doucement, autour de son poignet, ses longs doigts frais. Et depuis…
Il s’est défendu de son mieux, mais comment se défendre contre une tendresse si impérieuse et si discrète à la fois, qui n’exige rien et pourtant, même lorsqu’elle se manifeste le plus humblement, n’abandonne pas sa fierté, semble toujours ne relever que d’elle-même ? Jamais il ne l’a prise en faute, jamais elle ne s’est laissé surprendre en flagrant délit de coquetterie, et elle dissimule soigneusement le moindre désir de lui plaire. Dieu ! qu’elle connaît bien sa faiblesse, ce besoin inavoué d’amitié masculine qui le hante depuis tant d’années, crée autour de lui, à son insu, on ne sait quelle atmosphère équivoque, dont s’amusent ses familiers ! Il n’est pas jusqu’à ces cheveux sombres, cette coiffure sévère, ce parfum d’ambre, la netteté du visage jamais poudré ni fardé, le grain de la peau resté visible – son reflet mat et chaud – qui ne flatte en lui ses goûts secrets, le confirme dans certaines répugnances physiques insurmontables, l’horreur qu’il a des chairs trop blondes, éclatantes, gonflées de sève, que montrent si généreusement ses jolies camarades du club de natation.
Car ce frôlement de mains est resté, jusqu’à ce moment, le seul aveu, l’unique faiblesse de la femme dont l’illustre Sermoise dit couramment – avec le même geste agaçant de ses doigts voraces – qu’elle est « une courtisane de la Renaissance italienne en exil ». Propos qui fait rire, car l’indifférence de Mme Alfieri pour la toilette est aussi légendaire que l’avarice de Ganse, et on ne lui connaît que trois ou quatre modèles de robes qu’elle fait recopier telles quelles, depuis dix ans, sauf les modifications de détail jugées indispensables par sa couturière. Mais l’homme aux doigts voraces maintient son dire, laisse entendre perfidement que ce mépris délibéré des hommages masculins cache peut-être une autre passion moins avouable. Il est pourtant notoire qu’aucune des belles amies équivoques du vieux Ganse, conquérantes ou prisonnières, n’a jamais obtenu de Mme Alfieri que ce même sourire figé, qui retrousse légèrement ses paupières, lui fait le regard oblique des modèles de Léonard.
Elle travaille dix heures par jour, affirme son patron avec cette sollicitude carnassière qu’il montre volontiers aux collaborateurs dont il abuse, et qu’il prend pour de la sympathie. Même, dans ses moments de bonne humeur, il ajoute, après un bref clin d’œil à la cantonade : « Et pour obtenir ça de Simone, mon cher, rien à faire : c’est un marbre ! » Le docteur Lipotte – que ses chroniques au Mémorial ont rendu célèbre parce qu’il y débite chaque semaine, sous prétexte de psychiatrie, un flot intarissable d’ordures d’où jaillissent brusquement, ainsi que des épaves à la bouche gluante de l’égout, les mots sacrés, les mots totem du vocabulaire professionnel – déclare qu’elle présente un cas assez curieux, mais non pas si rare, de frigidité. Il laisse d’ailleurs entendre que ce premier symptôme en dissimule d’autres, plus graves, de délire mystique. Car Mme Alfieri passe pour mystique, sur le discret témoignage de monsignor Cenci qui répète à son sujet, d’une voix toujours confidentielle, ce qu’il a déjà dit tant de fois, depuis un demi-siècle, des belles tigresses mondaines. « Une âme qui se cherche », fait-il avec la même grimace gourmande qu’il a pour déguster, à la fin d’un repas, un cognac centenaire…
Mainville n’a pu se retenir de raconter à Philippe quelque chose de son aventure, mais à sa grande surprise son interlocuteur l’a écouté en silence, fixant sur lui un de ces longs regards qui déconcertent n’importe qui, ont valu à ce jeune homme, généralement tenu pour un cancre, la réputation d’un animal dangereux dont on peut toujours craindre une belle morsure. Il s’est tu, forcément. Si habile qu’il soit dans le mensonge, il ne saurait en effet rien dire de cette singulière amitié sans se découvrir dangereusement lui-même. Et pourtant il excelle au mélange artificieux du vrai et du faux, mais son génie est trop délicat, trop fragile pour inventer de toutes pièces un rôle à la mesure d’une femme si différente de celles qu’il croit connaître, ou qu’il refait à son image. L’invraisemblance eût été trop forte, et il s’est senti rougir.
Ce secret, d’ailleurs, ne lui déplaît pas. Il a pris l’habitude des demi-confidences, qu’elle ne semble jamais provoquer mais dont elle lui a donné le goût, car elle sait les interrompre à la minute qu’il faut, et ses graves silences sont plus caressants que ses mains. Dans son appartement minuscule de la rue Vaneau, le coffret d’Abdullah est toujours plein, le cocktail préféré vient se poser comme de lui-même sur la petite table. Elle a une manière à elle, qui n’appartient qu’à elle, de lui parler de son passé, de son enfance, de refaire de lui l’adolescent. Et un jour, un jour entre les jours, elle lui a tendu sans mot dire la petite boîte plate, le faux briquet d’or fait pour dérouter les indiscrets, rempli d’une poudre blanche.
Avait-elle prémédité ce geste, scellé ainsi leur muette complicité ? Il s’est posé la question bien des fois, sans pouvoir y répondre. Probablement a-t-elle cru à ses vantardises, car il feint excellemment les vices qu’il ignore. Mais à la première prise, pourtant médiocre, dès qu’elle a vu flotter son regard et son joli visage tout à coup livide, pétrifié, elle a sûrement compris, bien qu’elle n’en ait laissé rien paraître. Et depuis elle ne lui tend plus que rarement la boîte d’or. Il doit s’approvisionner à grands frais auprès d’intermédiaires qu’il abhorre, car il garde de son éducation provinciale une insigne maladresse à utiliser les entremetteurs, tour à tour trop dédaigneux ou trop familiers, alors que Philippe, qui tutoie volontiers ces canailles, sait pourtant à merveille, d’un simple haussement d’épaules, « prendre ses distances » – selon son expression favorite.
Prendre sa distance, voilà ce que Mainville n’a jamais su, en effet. Six semaines de Paris ont suffi à faire voler en éclats l’ironie empruntée jadis à ses auteurs préférés, et qui lui semblait une arme si sûre.
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