Oh ! je ne parle pas d’argent, fit-elle en secouant la tête. Chacun de nous a sa raison de vivre. Il en est de brillantes, d’avantageuses, mais ce ne sont pas les meilleures, les plus solides…
– Bon, soit ! Admettons que Ganse ait trouvé la sienne aux dépens des cent mille imbéciles qui le lisent. Comme il était pompé lui-même à mesure par les marchands d’encre, ça ne pouvait pas durer toujours.
– Évidemment, fit-elle d’une voix rêveuse. Pourquoi le haïssez-vous tant ? Il est très bon pour vous, après tout, très indulgent…
– Incompatibilité d’humeur, je suppose. Et puis sa raison de vivre m’agace. Est-ce que j’ai une raison de vivre, moi ?
– Non, dit-elle simplement. Aucune.
– Alors ? Preuve qu’on peut très bien vivre sans ça. Vous en avez une, vous ?
– Pas encore.
Elle riait d’un petit rire circonspect, furtif, qui faisait contraste avec son beau regard tranquille. Et tout à coup elle prit entre le pouce et l’index le poing fermé de Mainville, le posa doucement sur la table, et déliant les jolis doigts l’un après l’autre, effleura des lèvres la paume vide.
– Ne refermez pas la main, fit-elle, voilà ce que je vous avais promis.
Mais il repoussa son bras si vivement qu’elle laissa échapper les deux billets de mille francs qui glissèrent de ses genoux sur le tapis.
– Non ! protesta-t-il d’une voix lasse. Ça ferait en tout treize mille cent soixante-sept – je tiens nos comptes en règle – c’est trop. D’ailleurs, Gasteron m’a promis d’attendre.
– Soyez raisonnable, Mainville. Il est temps de retirer la traite, j’ai vu Legrand hier. Peut-être est-il même trop tard.
– Je m’en fiche.
– Pas moi. Réfléchissez un peu, mon petit. Et surtout, laissez-moi parler. Vous savez que je m’explique très mal, je n’ai pas l’habitude, je ne discute jamais. Pour une bagatelle allez-vous mécontenter gravement votre tante et, qui sait… Vous m’avez dit l’autre jour qu’elle pardonnerait tout, sauf un abus de son nom, de sa signature. On ne jette pas ainsi par la fenêtre un héritage de dix-huit cent mille francs !
– Je me fiche de l’héritage aussi.
– Pas moi. Tâchez de comprendre. L’argent que je vous ai prêté, c’est à peu près tout ce que je possède, car les cent mille francs de titres n’existent pas.
– Hein ?
– Je me suis faite plus riche pour faciliter les choses, je sais que vous n’aimez pas beaucoup les cas de conscience. Je les ai eus, d’ailleurs, ces cent mille francs, je ne les ai plus, voilà tout. Bref, vous devrez convenir qu’il serait peu loyal de votre part d’anéantir par jeu, par caprice, la seule chance qui me reste d’être un jour remboursée ?
Tout en parlant, elle avait déjà glissé les billets dans la poche du veston tandis que son regard, fuyant par-dessus l’épaule de son ami, reflétait par instants la vitre trouble et les lueurs de la rue.
– Compris ! dit-il, essayant de donner à son visage puéril l’expression qu’il a observée tant de fois sur celui de ses camarades et dont la vulgarité vigoureuse lui semble seule capable en ce moment de masquer son embarras.
Mme Alfieri ne fait d’ailleurs aucun mouvement pour le retenir, et tandis qu’il glisse vers la porte, elle continue de fixer le même point inaccessible, là-haut, pardessus les toits d’ardoise ruisselants.
Il se retourne une dernière fois. La surprise, plus que la colère, l’étouffe. Mais ce qui l’irrite plus encore, le submerge littéralement de dégoût, de honte, d’un inavouable sentiment de délivrance, c’est la certitude physique qu’il acceptera la leçon, qu’il ne peut pas ne pas l’accepter. Tandis que le sang monte à ses joues, brouille son regard, sa dure petite cervelle raisonne, pèse le pour et le contre, mesure le risque d’un geste irréfléchi. Comme elle le connaît bien. Avec quelle adresse elle a planté la banderille ! Comme elle a su attendre patiemment l’occasion de l’humilier une fois, une fois pour toutes – une fois pour toutes et qu’on n’en parle plus !… – Certes il pourrait encore… Trop tard. À quoi bon ? soupire en lui sa propre voix, c’est tout qu’il faudrait rendre maintenant, tout ou rien… Et tête basse, il froisse machinalement les coupures au fond de sa poche. La fausse traite a justement été retirée par lui l’avant-veille, grâce à une combine heureuse.
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