« Je ne le lui dirai pas, ou je le lui dirai plus tard », pense-t-il.

 

IV

– Mon petit, dit M. Ganse, mon neveu vous a rendu la lettre ? Bon. Vous l’aviez laissée glisser dans mes papiers, j’ai commencé à la lire sans savoir au juste ce que c’était, ma parole. Remarquez d’ailleurs que vous l’avez écrite sur notre papier de travail, et sans utiliser le verso des feuilles. Bref, je suis allé jusqu’au bout. Joli morceau de littérature.

 

Il se renversait à fond dans son fauteuil de cuir, la main grasse posée à plat sur la table. Ainsi ramassé, le cou rentré presque tout entier dans les épaules, sa large face gardant encore les plis du sommeil – de ce dur sommeil qu’il ne doit qu’aux hypnotiques – avec sa voix pâteuse, ses joues bouffies, son regard jamais rafraîchi par un véritable repos – son regard de la veille, comme dit atrocement Philippe – la terrible cruauté de cette vie apparut tout à coup à Mainville, et si tragiquement qu’il se tut.

 

– L’air d’ici ne vous vaut rien, continua-t-il, je m’en vais vous renvoyer dans votre famille.

 

– Dans ma famille ? Autant dire alors dans l’autre monde, monsieur. Car je n’ai plus de famille, ou si peu que je risque de ne pas la retrouver, parmi tant de gens…

 

– Euh… pas mal… Bon. Mais nous ne sommes pas ici pour faire de l’esprit. Drôle de manie que vous avez, entre parenthèses, ces répliques de théâtre ! Est-ce que vous le faites exprès ?

 

– Non, monsieur. Je manque très naturellement de naturel. Mais il est très possible que je sois parfois naturel sans le savoir. On n’est pas toujours maître de soi.

 

– Sans doute… Sans doute… Rendez-moi du moins cette justice que je vous ai parfaitement laissé libre d’être naturel ou non. Hélas ! vous vous ressemblez tous. C’est nous qui avons l’air de vous user, mais vous avez dû inventer une forme supérieure d’égoïsme. Votre diabolique patience finirait par user le diamant. Je suis entamé jusqu’à l’âme, mon cher.

 

Il fit craquer ses doigts de ce geste grossier qui amenait chaque fois sur les lèvres d’Olivier un sourire, à peine retenu, de dégoût.

 

– J’ai cru à la jeunesse, reprit-il, je pensais qu’un écrivain vieillissant devait retrouver en elle, à son contact, ce qui risque de lui manquer à la longue, cette curiosité sans laquelle… Il n’y a pas là de quoi rire, mon garçon.

 

– Plus fort que moi, répondit le secrétaire, toujours impassible. Notre génération – quel piteux mot ! – manque tout à fait de pittoresque, je l’avoue. Le sens du pittoresque doit être mort avec le maréchal Boulanger, Joffre ou Clemenceau.

 

– Pardon, le général Boulanger…

 

– Ah ! il n’était pas maréchal ? Enfin, des trois c’est tout de même lui le moins démodé.

 

Le front de M. Ganse se couvrit instantanément de mille petites rides concentriques, ainsi que l’eau frappée d’une pierre.

 

– Nous sommes tous démodés, dit-il, hors de ce monde. Hors du monde.

 

Il rassembla machinalement les papiers épars sur la table, toussa et avec une sorte de timidité bourrue, vraiment poignante :

 

– Remarquez que j’aurais pu vous dissimuler facilement l’indiscrétion que j’ai commise : il m’aurait suffi de glisser la lettre dans votre tiroir, mais je ne veux rien vous cacher. Et d’ailleurs, il n’y a pas de secrets pour vous, les secrets viennent à vous d’eux-mêmes, naturellement. Ils traversent pour vous les murs, sortent de terre. En quelques semaines, vous aurez pompé tous ceux de cette maison et ils n’ont pas l’air de vous faire plus de mal qu’un verre d’eau fraîche, car c’est une justice à vous rendre : on ne vous surprend jamais derrière une porte ou la main dans la corbeille à papier. Et pourtant…

 

La jolie figure de Mainville, un peu pâle, se plissa comme le museau d’un chat, tandis que son regard glissait doucement des fleurs du tapis vers la fenêtre entrouverte.

 

– Votre lettre a de bonnes parties, d’excellentes même. En somme, vous ne me jugez pas si mal. Contrairement à ce que vous penserez, sans doute, mais qu’importe ! elle m’a fait regretter un moment de devoir me séparer de vous. Néanmoins… Il passa plusieurs fois sa large main sur sa joue, avec un soupir.

 

– Le portrait de Mme Alfieri, hum ! hum ! Écoutez, mon petit, parlons net. Vous croirez ce que vous voudrez, mais je vous donne ma parole d’honneur que depuis dix ans que nous travaillons ensemble, elle et moi… hé bien ! pas ça, mon cher – vous entendez ? – pas ça. Et sacrédié, je vous fiche mon billet qu’à vingt ans, elle était diablement belle.

 

– Ça ne prouve qu’une chose…

 

– Que je la dégoûte, hein ? Mon Dieu, je suis fâché de vous contredire, nous nous entendons très bien, nous nous intéressons l’un l’autre – prodigieusement… Il marchait à travers la pièce en faisant claquer furieusement ses doigts. Puis il s’arrêta brusquement et son regard se fixa sur celui de son interlocuteur avec une si indéfinissable expression de colère, de tristesse, de crainte, qu’Olivier cessa de sourire et détourna les yeux.

 

– Évangéline, mon garçon, reprit-il (pour la première fois, Mainville l’entendait désigner ainsi sa secrétaire et il s’aperçut – non sans quelque fugitive et secrète angoisse – que jamais son amie n’avait prononcé devant lui ce prénom singulier) Évangé… Simone enfin est un monde. Je ne vous mets pas en garde contre elle, je vous dis simplement…

 

Il se laissa retomber sur son fauteuil, ou plutôt il s’y jeta, au point que le parquet gémit sous son poids.

 

– Elle est aussi naturelle que vous l’êtes peu… Aussi vivante que… c’est la vie même.

 

Ses petits yeux comme usés par tant de nuits sans sommeil, et dont le gris à peine bleuté rappelait la fumée des innombrables cigarettes, soutinrent ceux du jeune garçon avec une fixité d’attention presque intolérable qui, le temps d’un éclair, laissa paraître à Mainville, ainsi que le visage du prisonnier entrevu derrière la grille d’un cachot, le noir génie – ingenium – que trente ans d’un labeur immense n’avaient pu réussir à délivrer.

 

– La Vie… Naturellement, vous ne savez même plus le sens de ce mot-là, non ? Et l’ennui ? Ah ! l’ennui ! Savez-vous ce que c’est ? Il n’y a pas besoin de vous voir longtemps pour se dire : ce garçon-là ne s’ennuie jamais.