Car je prévois que selon votre habitude, après avoir moralisé tout votre saoul, vous allez me demander conseil.

 

Ce disant, il frappait à petits coups, selon le rite, du bout de sa cigarette, le plat de l’étui étincelant où il voyait trembler sans déplaisir l’image de plus en plus troublée de son regard, deux ombres bleues, insaisissables.

 

– Je n’ai pas besoin de vos conseils. Trop est trop, voyez-vous, Philippe, j’en ai assez. Remarquez que je ne fais pas de scène. L’histoire de la lettre va me servir d’un bon prétexte, voilà tout. Si je fiche le camp, retenez bien que ce sera parce que je l’aurai ainsi voulu, pour mon bon plaisir.

 

– Oui, oui, je connais l’antienne, vous l’avez répétée assez souvent. Moi aussi je vous rends service pour rien – pour le plaisir… Oh ! vous pouvez rire ! Au fond, nous sommes exactement pareils vous et moi, terriblement, vous êtes du moins l’homme que je serais si je n’étais celui-ci – l’homme que je redeviendrai peut-être demain, qui sait ? Car j’étais comme vous, ma parole, à mon arrivée chez l’oncle Ganse, un être aussi gentiment démodé, un bibelot de prix, enfin juste de quoi tourner la tête au vieux maître, jambonné par trente-cinq ans de vie littéraire – aussi dur à présent que de la carne – ah ! le salaud ! Car vous vous croyez naïvement imbibé jusqu’aux moelles des liqueurs de l’Immoraliste – un vrai petit ange noir – et ce que vous apportez ici, dans notre air, nigaud, c’est une bonne odeur de vieille maison sage, carreaux cirés, naphtaline, et toile de Jouy… Jamais le gros nez de Ganse n’a flairé ça – son père était crémier rue Saint-Georges, rendez-vous compte !

 

Depuis longtemps, Mainville avait quitté son poste auprès de la fenêtre. Assis en travers de la table, jambes pendantes, les coudes posés sur les genoux, il écoutait maintenant sans rancune, approuvait même chaque phrase d’un plissement de ses longues paupières.

 

– Et quant à votre fameuse Mme Alfieri, mon… petit pigeon, peut-être qu’elle vaut mieux que toute la maison ensemble, mais diablement dangereuse, cette sainte-là, mon cher ! Une drôle de sainte ! Si invraisemblable que cela vous paraisse, Ganse ne la lâchera pas. Nigaud que vous êtes ! Il a mis cinq ans à l’imbiber de sa littérature, elle dégoutte littéralement de ses sucs, et il devrait perdre le fruit de son épargne, alors qu’il serait lui-même vidé à fond ! Bernique ! Il presse maintenant le gâteau de miel, il le pressera jusqu’à la dernière goutte. Vous ne voyez donc pas que sans en avoir l’air, elle est en train de lui sécréter son livre ? Oui, même en faisant la part des exigences du style épistolaire, votre portrait… euh ! euh !… Une espèce de sainteté, soit, mais laquelle ? Il y a des saintetés défendues, mon cœur, aussi défendues que le fruit de l’arbre de Science. Après ça, bien entendu, vous ferez ce que vous voudrez.

 

Il tira une autre cigarette de son étui, la tête un peu penchée, comme pour mieux entendre la réponse qui ne vint pas.

 

– En tout cas, reprit-il, vous auriez tort de fiche le camp pour une blague. Lire une lettre qui lui tombe par hasard sous la main, c’est aussi naturel au vieux Ganse qu’écouter une conversation en chemin de fer, au restaurant, au café, c’est un geste professionnel, la discrétion n’est pas son fort. Et quant à moi, ne me prenez pas pour un imbécile ; votre fantaisie épistolaire est truquée de la première ligne à la dernière ligne, un vrai morceau de bravoure fait pour être publié un jour ou l’autre – un chapitre de votre prochain roman – ne dites pas non !

 

Il affectait de pouffer entre ses deux longues paumes, le regard un peu faux, le front barré d’une grosse veine bleue.

 

– Croyez ce que vous voudrez, dit Mainville. Vous mériteriez une calotte.

 

– Quoi ? fit l’autre avec une grimace insolente. Des réflexes de seigneur, hé ? Quand on a la chance d’avoir encore du tempérament il faut être bien bête, mon cher, pour se fourrer de l’héroïne dans le nez. À propos, pouce ! Voulez-vous un tuyau ?

 

– Je me fiche de votre tuyau.

 

– On dit ça… Et remarquez que je pourrais tirer gros de ce tuyau-là, mais j’ai cessé de m’intéresser aux affaires, je le donne pour rien. Cent francs les dix grammes, ça colle ?

 

– Je ne prise plus, dit Olivier froidement. Non.

 

– Parole ? Et d’ailleurs, ça ne m’étonnerait pas, ce serait assez dans votre genre. Seulement, mon petit, avec la drogue, vous perdez votre temps. Pas la peine de faire l’enfant gâté, mon cœur.

 

Il allait et venait à travers la pièce, prenant d’ailleurs grand soin de laisser la table entre lui et son compagnon. Puis il se tut, et levant sournoisement le bras à la hauteur de son front, feignit de rattacher à son poignet la chaîne d’or.

 

– Assez de singeries, dit Olivier – mais cette fois avec un sourire – je ne suis pas assez niais pour croire que Ganse vous ait simplement chargé de me rapporter ma lettre, après l’avoir lue. Qu’est-ce qu’il veut de moi, au juste ?

 

– La paix. Ou du moins ce qu’il appelle de ce nom, vous savez bien ?… Enfin il s’est efforcé de me mettre dans la tête une sorte de note diplomatique, à l’intention de Votre Seigneurie : nécessité du travail, bonne entente, collaboration sans arrière-pensée, respect de l’œuvre commune, ordre, discipline, etc., etc.… Bref, il vous accuse, en somme, de prétendre jouir pour vous seul de son indispensable secrétaire… Le regard du jeune garçon filtra de nouveau entre ses cils une lueur douce, équivoque.

 

– Qu’il la garde, au contraire, je ne demande que ça. Mais Simone n’est pas de celles qu’on plaque salement. Et d’ailleurs…

 

Il refit soigneusement, des deux mains, le pli de son pantalon, et d’une voix aussi douce que son regard :

 

– Avouez qu’il est difficile d’être mufle envers une femme avec laquelle on n’a pas couché.

 

– Juste, répondit l’autre sur le même ton. Et pour être franc, je me demande si le patron sait ce qu’il veut. Question de femmes, il a des idées simples, et jamais deux à la fois. De plus il emploie un vocabulaire impossible, des mots à lui, qui ont dû lui être fournis en 1900 par son tapissier, avec le reste de l’ameublement – doublures de molleton, fauteuils capitonnés – des mots faits pour tenir l’esprit au chaud, comme les fesses. Enfin, voilà ce que j’ai retenu de ses propos : Mme Alfieri est une femme supérieure, et comme toutes les femmes supérieures de son âge elle subit une crise. Une crise qu’elle surmontera courageusement, grâce à la nourriture spirituelle puisée aux livres de Ganse, pourvu que Votre Seigneurie n’y mette pas obstacle, c’est-à-dire ne l’entraîne à des actes irréparables…

 

– Quels actes ?

 

– La fuite, mon cher. La fuite à deux, vers des paradis baudelairiens.