Il y a des précédents : Liszt et Mme d’Agoult – bien que je ne vous fasse pas l’honneur de vous comparer à ce bouc idéaliste et mélomane.
– La fuite ? Il en a de bonnes, votre oncle ! Et où fuir ? C’est comme s’il me soupçonnait de vouloir acheter les joyaux de la couronne d’Angleterre. La fuite est hors de prix.
– Bien sûr. Mais de son temps, vous savez, le prix de la chose n’avait pas grande importance : ils n’allaient jamais plus loin que Rambouillet. C’était un mot conventionnel, analogue aux feux, aux fers, aux chaînes de l’ancienne tragédie. N’empêche que vous devriez calmer votre… la… enfin comment dites-vous ça ?
Il reprit effrontément les feuillets qu’il avait posés sur la table.
– La… la… bon ! j’y suis : « La seule présence silencieuse, attentive, le seul regard sincère… » Inutile de me foudroyer du vôtre, seigneur : vous voyez, j’ai déjà la main sur le bouton de porte. Ainsi !…
Mais le visage de son interlocuteur n’exprimait aucune menace. Il s’inclinait peu à peu vers l’épaule droite, avec cette grimace, si émouvante et si comique à la fois, de l’écolier aux prises avec un texte difficile. Comme toujours, après une lutte brève, Mainville devait céder à un compagnon en apparence semblable à lui, pourtant bien différent, d’une autre espèce. Et comme toujours aussi l’aveu muet de sa défaite éveillait chez son ennemi familier une espèce d’amitié obscure mêlée de rancune, avec on ne sait quoi de fraternel.
– Allons, dit Philippe, pas de blagues. Je me demande pourquoi nous passons le temps à nous chamailler, c’est la maison qui veut ça. Quoi ! nous sommes ici comme des sages parmi les fous. Car les vieux sont fous, j’en suis sûr, la vieillesse est une démence. Il y a des jours où je me réveille avec cette idée-là, et jusqu’au soir je marche de long en large dans ma chambre avec le sentiment – non ! – la certitude – vous entendez ? – la certitude d’une solitude si affreuse que je délibère sérieusement de devenir moine ou poète. Car tous ces types sont vieux, n’importe leur âge. Et nous aussi, Mainville, nous le sommes, peut-être ?… Comment savoir ? On ne peut se comparer à personne, alors pas moyen de juger… Voilà des années et des années – tenez, ma parole, depuis le collège – que j’ai l’impression de me jouer à moi-même la comédie de la jeunesse, exactement comme un fou se donne l’illusion de raisonner juste en alignant des syllogismes irréprochables, sur une donnée absurde. L’autre jour, chez Rastoli, un chauffeur russe m’a dit : Vous avez l’âge de votre classe, sale bourgeois ! » Si c’était vrai ?…
– Je le voudrais. Ils sont forts quand même, allez, les vieux jetons, ils tiennent le coup ! Deux ans après leur sacrée guerre, on les a crus démodés tous à la fois, vlan ! – quelle aubaine !… Hein, Philippe, vous vous rendez compte ? Des gens qui auraient pu être nos pères, presque nos frères, nos frères aînés, reculant soudain dans le passé, devenus les contemporains de M. Guizot ou de M. Thiers… Jusqu’aux guerriers, aux guerriers de la guerre qui sont revenus dans le fond de nos provinces si couillons ! Les cuirassiers de Reichshoffen, quoi ! Et dociles ! Dieu ! qu’ils nous paraissaient bêtes ! Hé bien ! ceux-là aussi, ils ont tenu. On avait beau se ficher d’eux, ils serraient les fesses, et ils nous repoussaient tranquillement, peu à peu, dans un petit monde à nous, rien qu’à nous, à notre usage, où ils venaient sournoisement mettre le nez à leurs moments perdus, histoire de se dire à la page, affranchis… Leur politique, en avons-nous assez ri de leur politique ! On ne se méfiait pas, on croyait qu’ils jouaient ça entre eux, comme la manille ou la belote. Mais c’était nous qu’ils jouaient, nous étions l’enjeu, et nous ne le savions pas. Quand le troupeau devenait gênant, ils ouvraient à deux battants la porte du pré littéraire. Ils nous ont laissés entrer là-dedans pêle-mêle, l’un poussant l’autre, comme à la foire. Et ces vieux finauds d’éditeurs qui jouaient de la prunelle à la porte de leur boutique… Place aux jeunes ! Nous ne pouvions pas seulement bâiller le matin sans trouver au pied du lit un bonhomme des Nouvelles littéraires, son stylo à la main. Mais ils ne perdaient pas le nord, ils la voyaient venir de loin, la Crise ! Et ils font eue, la Crise, comme ils l’avaient eue, leur Guerre, à l’heure dite ! Elle est venue comme une gelée d’avril, tous les bourgeons grillés d’un seul coup, foutu le printemps ! Et les arbres presque centenaires, des vieux troncs caverneux grouillant de vers pareils à des chicots dans une bouche d’avare, qui se sont mis à reverdir au bon moment… Tenez ! si l’on m’avait dit, voilà cinq ans, que je me retrouverais un jour chez le vieux Ganse, en qualité de secrétaire !…
Le joli visage de Philippe marquait cette espèce d’ennui, de lassitude dont son compagnon enviait secrètement l’impertinence, bien qu’il la jugeât, au fond de lui, un peu vulgaire.
– Oui, fit-il. Moi, vous savez, je n’en pince pas beaucoup pour les arts. À votre arrivée ici, le patron m’a dit que vous aviez mis en train quelque chose, une grande machine, je ne sais quoi ?
– Peuh ! une grande machine, non, mais ç’aurait pu être assez curieux. C’était une Vie…
– Une Vie ? Ah ! je vois ça… Une Vie de Jeanne d’Arc, de Napoléon, de Deibler ?
– C’était une Vie de Dieu, répliqua gravement Mainville.
– Bigre.
Il se détourna pour ne pas voir s’empourprer les joues du secrétaire, aspira profondément la fumée de sa cigarette et dit d’une voix rêveuse :
– On peut toujours blaguer la littérature des vieux jetons. C’est épatant de penser que nous finissons par lui ressembler, nous ressemblons à leur sale vie. Que voulez-vous, mon cœur, c’est notre faute, nous avons laissé le décor en place. Profession, patrie, famille, vous ne voudriez tout de même pas jouer là-dedans une pièce surréaliste, non ? Ou alors, il faut la jouer pour soi seul, pour soi tout seul. Ainsi, tenez, au début, ça bichait très bien entre nous, mon oncle et moi – à ne pas croire !… J’étais pour lui la jeunesse moderne, la jeunesse moderne, c’était moi.
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