Et sans en avoir trop l’air – car il est rusé, au fond, le vieux singe ! – sa grosse patte tachée d’encre me poussait tout doucement – toc ! toc ! – j’aurais fait la culbute dans un de ses livres. Le pis, voyez-vous, c’est que je serais devenu facilement l’un de ces quelconques guignols dont il croit tenir les ficelles, et qui sont tous, quoi qu’il en dise, d’abominables petits Ganse – je devenais Ganse…

 

Il laissa errer son regard au plafond.

 

– Vous me répondrez qu’on pourrait se débarrasser des vieux jetons, les tuer. Autant avouer alors qu’on est frères, on ne se tue bien qu’entre frères, toutes les guerres sont fratricides… Moi, j’aime mieux croire qu’il n’y a rien de commun entre eux et moi, que nous ne serions même pas fichus de nous haïr.

 

Il jeta sa cigarette et conclut :

 

– Vous devriez venir avec moi à la cellule, Olivier, c’est crevant.

 

– Peuh ! vos copains communistes, ils ressemblent aux types des séminaires. Mince de classe du soir ! Avec ça, ils sentent mauvais.

 

– Erreur, mon cher. Très propres.

 

– Oui, trop propres ou pas assez. Ils sentent l’eau de la fontaine, le savon de Marseille et le bleu de linge… J’aimerais autant la crasse, parole d’honneur.

 

– Point de vue, fit l’autre avec un sérieux comique. Il y a du vrai dans ce que vous dites. Et c’est exact aussi qu’ils sont diablement studieux. Une révolution, forcément, on devrait faire ça pour rigoler, à mon sens. Et c’est pourquoi ils ne la feront jamais tout seuls, ils ont besoin de nous. Question de mise au point, d’esthétique…

 

– Alors, mon cher, vous jouerez les Saint-Just sans moi : je tiens à ma peau.

 

– Saint-Just, précisément… Parce que les intellectuels du Parti, mieux vaut ne pas en parler, quels miteux ! Encre et poussière. À les entendre ils vont manger la société, tu parles ! Je les vois d’ici nouer leur serviette autour du menton, essuyer leur verre, et s’emplir de salade de concombres, comme à la gargote. Oui, plus j’y réfléchis, plus je pense que la révolution ne saurait se passer de nous.

 

– De nous ?

 

– De moi, si vous voulez, de jeunes bourgeois dans mon genre. Il n’y a que nous pour mettre en scène une belle Terreur, une Terreur pareille à une grande fête, une splendide Saison de Terreur.

 

– La semaine de Cruauté, quoi ?

 

– Il faudrait beaucoup plus d’une semaine, répliqua Philippe, songeur. Seulement, nous n’aurons pas la force, voyez-vous, mon cœur. Je crains que nous n’ayons une préférence involontaire pour une cruauté plutôt gratuite, abstraite, nous ne verrons pas assez grand. Nous sommes nés en pleine guerre, que voulez-vous ? Le sang versé ne nous fait pas peur, il nous dégoûte. Trop vu, trop touché, trop flairé ça – du moins en rêve. L’empereur Tibère n’aurait pas fini par les bains de sang, s’il avait commencé par là.

 

Il passa doucement le bras sous celui de son compagnon et ils restèrent un moment, serrés l’un contre l’autre, dans la lumière pâle de la fenêtre.

 

– Écoutez, mon petit Philippe, dit Mainville, réflexion faite, ça m’embête de discuter le coup avec le vieux. Tâchez de lui faire comprendre qu’après avoir eu l’indélicatesse de lire ma lettre, il agirait mieux en…

 

– Des nèfles ! Autant demander d’enseigner la pudeur et les belles manières aux singes du Zoo… Et, soyez tranquille, rien à craindre : il se croit des droits sur vous, il sera paternel. D’ailleurs le style de votre petite machine l’enchante : « Si neuf, si frais, et des inexpériences exquises », j’aurais voulu que vous l’entendiez. Sa grosse langue sortait de sa bouche, j’avais beau me dire qu’il n’avait entre les mains qu’une feuille de papier, je me demandais s’il allait la violer, votre lettre !… Bref, il a une commande pour Fructidor, une histoire romancée genre Reboux, sur l’époque de la Régence, et il pense que vous ferez ça très bien, sucre et poivre… Mais, à propos, mon petit Olivier, il est de vous, le morceau ? de vous seul ?

 

– Dites donc !

 

– Oh ! je ne doute pas de vos talents. L’idée simplement que vous soyez venu à bout de ce pensum… vous êtes tellement paresseux, mon cœur !

 

Les yeux pâles d’Olivier marquèrent à la fois de l’inquiétude et une vanité cynique qui finit par l’emporter.

 

– Une combine de Simone, dit-il d’un ton de fausse indifférence. Elle voudrait se faire inviter par ma tante. Elle est folle de Souville, sans l’avoir jamais vu.

 

– Jamais vu ? quelle blague ! Tenez, pas plus tard qu’en novembre dernier, elle y est allée, à Souville, entre deux trains. C’est Rohrbacher qui m’a raconté la chose. Vous ne croyez pas ? Une nuit, chez Larcher, elle nous a même montré des photos – une grande boîte grise très seigneuriale…

 

– Possible qu’elle ait voulu voir les lieux où s’écoula mon enfance, dit le secrétaire sur un ton railleur. Où serait le mal ? reprit-il avec une assurance grandissante, car Philippe venait de lui tourner le dos. Est-ce que vous allez me rendre responsable de toutes les idées qui peuvent passer par la tête d’une femme sentimentale ?

 

– Gardez vos secrets, répliqua l’autre froidement. Il faudrait que vous soyez encore plus nigaud que vous feignez de l’être pour ignorer dans quelles mains vous risquez de tomber.