Allons donc ! La dernière chose dont puisse douter un garçon de votre sorte, c’est de son propre pouvoir sur un être qui vaut mieux que lui. Seulement, n’espérez pas vous en tirer cette fois comme d’habitude, avec une pirouette et un mot d’almanach. Détrompez-vous, mon cher.

 

Il posa sur la poitrine de son camarade un doigt long et osseux, effilé comme un poignard.

 

– Nous avons un petit cœur à l’épreuve de la balle, un vrai petit silex bien roulé, mais des nerfs fragiles et pas plus de volonté qu’un poulet de grain.

 

– Possible ! riposta le secrétaire sans le moindre embarras. Mais pour me laisser bluffer par la littérature…

 

– Il y a littérature et littérature, observa Philippe d’un air pensif, son fin visage tout plissé par cet effort insolite. Ces gens-là croient à la leur. Et ils n’ont pas tort d’y croire : sans elle, mon cher, ils ne sauraient rien.

 

– Ganse ?

 

– Ganse et les autres. Voyez-vous, mon cœur, je ne me pique pas d’aligner des phrases sur n’importe quoi, mais j’observe, je pèse et je mesure. Entendez mon imbécile d’oncle parler de ses œuvres – Son Œuvre ! « Un véritable écrivain ne peut pas avoir d’enfants », explique-t-il. Parbleu ! Il aurait été capable de les aimer, ça aurait avancé de dix ans, de vingt ans la décomposition, d’ailleurs inévitable, de ses quarante bouquins. Je ne suppose pas que vous coupiez dans le bobard de son génie créateur ?… Oh ! je sais ce que vous pensez en ce moment, qu’après tout il est mon oncle. Mon oncle ? Si j’étais sûr d’avoir une seule goutte de ce sang-là dans les veines…

 

– Quoi ? vous n’êtes pas…

 

– Mais non, grand nigaud ! Tout le monde connaît l’histoire, du moins telle qu’il l’arrange, pour les besoins de la cause.

 

Les yeux gris parurent soudain verdir, et il passa convulsivement les mains sur son visage bouleversé.

 

– D’ailleurs, ça ne vous regarde pas. En quoi diable mon histoire pourrait-elle vous intéresser ? Sans me vanter, je valais jadis mieux que vous, mon vieux. Si nous sommes aujourd’hui camarades…

 

– C’est que vous êtes tombé jusqu’à moi, hein ? dit Mainville. Et il ajouta aussitôt avec une tristesse poignante, mêlée d’envie :

 

– Je n’ai en effet personne à haïr ou à aimer.

 

Le menton dans ses mains, il levait la tête pour mieux voir son ami, debout de l’autre côté de la table et le regard qu’ils échangèrent n’était connu que d’eux seuls – ce regard d’enfants perdus.

 

– Personne à haïr ou à aimer. Vous en avez de la veine ! C’est un luxe pour un garçon riche. Dame ! tout le monde n’a pas la chance d’avoir été élevé par un vieil abbé précepteur. – J’ai été potache, moi. Et où ? Au collège municipal de Savigny-en-Bresse, mon cher. Alors Ganse a fait de moi, d’abord, ce qu’il a voulu. Quand je le trouvais à six heures du matin, dans son bureau plein de fumée, tout gluant de sueur, les pattes noires et la cendre de pipe dans chacune de ses rides – je croyais voir Balzac, mon cœur…

 

– Et maintenant ?

 

– Maintenant… Pour un peu je le plaindrais. Le voilà tombé dans sa littérature comme un rat dans un bol de glu, et ça dégoûte de l’y voir barboter. Il faut l’entendre ! « Je maintiendrai mon rythme coûte que coûte. » Le rythme, vous savez, son fameux rythme, dix pages par jour… Des nèfles ! La veuve Alfieri l’a prolongé de cinq ans, de dix ans peut-être… Parbleu ! Elle était le seul intermédiaire possible entre lui et ce monde. Sans elle, pas un personnage de cette œuvre gigantesque n’eût échappé à son destin : tous Ganse, mâles ou femelles, un grouillement de petits Ganse, livides et grimaçants à souhait. Mais elle le confirmait chaque jour dans l’illusion que ces guignols existaient réellement, existaient en dehors de lui.

 

– Bah ! vous répétez toujours la même chose. Au fond, vous ne vous consolez pas d’avoir cru en lui, en Ganse.

 

– Il y a du vrai, fit l’étrange garçon avec un sourire.

 

– Et puisque vous n’y croyez plus, vous devriez avoir au moins le courage de le haïr ou de l’aimer.

 

– J’ai pensé à une troisième solution, mon cher collègue. Fiche le camp.

 

– Depuis des semaines…

 

– Oui, depuis des semaines je répète ça aussi. Mais vous l’entendez pour la dernière fois, car vous ne me reverrez plus. Le destin aujourd’hui change de chevaux, comme dit Gœthe.

 

– Et où vont-ils vous mener vos chevaux ?

 

– La question se pose, je n’ai pas de projets. Entièrement disponible, mon cher… Qu’est-ce que vous diriez, par exemple, d’un suicide, d’un gentil suicide, bien propret, bien tranquille ? Oh ! je vous fais la proposition en l’air, pour rien, pour la forme. Car il est possible que nous soyons lâches tous les deux, il ne s’agit sûrement pas de la même lâcheté.