D’ailleurs, je ne compte nullement faire appel, en vue de cette indispensable formalité, à quoi que ce soit qui ressemble à l’héroïsme militaire. Réflexion faite, la chose vous conviendrait aussi.

 

– Mon Dieu, je ne dis pas non, répliqua Mainville d’une voix peu assurée, bien qu’il s’efforçât de sourire. Quelques pincées de…

 

– Hé bien, non ! nous différons justement sur ce point, mon cher. J’incline pour une forme de suicide moins raffinée, populaire, un suicide à la portée des copains de la Cellule. Et d’ailleurs, je n’ai plus le sou. La Seine, ou son plus proche affluent, voilà ce qu’il me faut… Dites donc, vous n’allez pas tourner de l’œil, non ?

 

– Laissez-moi tranquille, balbutia l’autre, livide en effet. Vos plaisanteries sont ignobles.

 

– Ignobles ? Pourquoi ignobles ? Écoutez, Mainville, si vous me trouvez maintenant une raison, une seule, de prolonger de quelques années mon séjour parmi les enfants des hommes, je renonce à mon projet, parole d’honneur ! Allez, dites ! Ma vie est suspendue à vos charmantes lèvres, mignonne. Réfléchissez avant de répondre, sacrebleu ! Vous avez l’air de mâcher de la cendre. Crachez un bon coup, et parlez !

 

– Vous me faites marcher… Il est bien entendu que nous blaguons, hein ? Hé bien ! je vous dirai… que sais-je, moi ? Votre révolution, par exemple ?

 

– Inutile. C’est déjà beau, vous savez, que la révolution m’ait fourni une douzaine de copains qui suivront mon cercueil, à supposer que je remonte des profondeurs de ma rivière favorite. Elle n’est pas pour mon nez ni pour le vôtre, la révolution, ce n’est pas moi qui lui ferai un enfant ! Et quant à tenir la chandelle, zut ! Il faudra trouver autre chose, mon petit.

 

Il fixa une seconde sur Mainville son curieux regard, tout à coup décoloré.

 

– Voilà un bon sujet de conversation, mon vieux, de quoi faciliter rudement votre prochain contact avec le patron. Annoncez-lui mon départ pour des régions inaccessibles à sa littérature, et où je ne risquerai plus, à chaque pas, de marcher sur un de ses crapauds bavards. Au premier mot, vous le verrez ravaler le discours qu’il vient de préparer à votre intention…

 

La main déjà posée sur le bouton de porte, il fit de nouveau face à son camarade dont le sourire figé, encore plein de méfiance, exprimait surtout l’angoisse.

 

– L’atmosphère de la maison ne vous vaut rien, dit-il avec un rire sec. Vous êtes en train de tourner comme une sauce.

 

III

Du bout des doigts Mainville essuya son front luisant de sueur. Une fois de plus il se sentait la dupe de ce garçon singulier dont sa volonté chétive, finalement toujours complice de ses nerfs plus fragiles encore, n’avait su se faire ni un ami, ni un ennemi. Quel était le sens de ce dernier avertissement ? Qu’y avait-il de vrai, ou du moins de sincère dans ces violences tour à tour méprisantes ou caressantes qui le laissaient hésitant et humilié, furieux contre lui-même, plus indécis que jamais : Et pourtant il avait cru jadis trouver en Philippe un allié, sinon un ami, car son cœur effronté, si profondément féminin, n’éprouve le besoin d’aucune amitié. Sans doute la prudence l’avait détourné bien vite d’un être à la fois trop semblable et trop différent où il découvrait avec angoisse le visage de sa propre inquiétude, rendu presque méconnaissable par une espèce de fixité horrible. Et dans le cynisme de son étrange camarade, ses caprices, ses colères sans cause, son rire amer et soudain brisé, ses ruses, il croyait discerner ce que sa faible nature redoutait le plus : l’ombre et comme le pressentiment d’un malheur.

 

Il souleva l’épais rideau de peluche grenat farcie de molleton, aussi lourde qu’une tenture d’église et dont le drapé savant avait paru jadis, au maître encore jeune enivré de ses premiers tirages, le symbole même de l’opulence. La rue trempée de pluie, avec ses boutiques d’antiquaires toujours vides, le luxe absurde du bureau de tabac luisant de glaces et de cuivres, ses rares passants, lui apparaissaient si proches qu’il croyait sentir, à travers les vitres, cette odeur douce et tiède qui était pour lui l’odeur même de la ville.

 

Certes, il avait autrefois désiré Paris, mais du seul désir dont il fût capable – d’un désir sournois, mêlé d’un peu de crainte. Et il lui en voulait maintenant de l’avoir déçu. Non pas qu’il eût jamais rêvé de le conquérir, comme Rastignac ou Sorel, car toutes ses vanités ensemble n’eussent pas fait une seule ambition digne de ce nom. Ce qu’il reprochait à la ville immense, qu’il avait crue dure et même féroce, c’était justement son extraordinaire, son incompréhensible facilité. De loin hérissée de défenses, réservée, secrète en dépit de son tintamarre hypocrite qui ne trompe que les sots, il suffisait qu’on l’approchât pour qu’elle s’ouvrît, se laissât voir telle quelle, si semblable à ses sœurs provinciales, ne se distinguant d’elles que par un énorme désir de plaire. Il ne lui pardonnait pas sa feinte insouciance, ses bavardages, sa cordialité vulgaire, ses vices sournois et ses vertus plus sournoises encore que ses vices. Mais tandis qu’il se flattait de la caresser du bout des doigts, ainsi qu’une bête familière, bruyante et inoffensive, elle l’avait déjà dévoré.

 

« Ce que vous apportez ici, dans notre air, nigaud, c’est une bonne odeur de vieille maison sage, carreaux cirés, naphtaline et toile de Jouy. » Ces mots cruels de Philippe l’avaient atteint en pleine poitrine. Était-ce donc vrai ? Ne sortirait-il jamais de l’enfance ? « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… », les vers d’ailleurs médiocres du vieux Satyre soudain délirant de paternité bourdonnaient dans sa mémoire comme autant de guêpes. Existe-t-il donc une espèce d’innocence charnelle, capable de résister à toutes les expériences et que le vice même ne réussit pas à flétrir ? À quel vice eût-il sacrifié ses plaisirs ? Et ses plaisirs, à vingt ans, restaient ceux de sa délicate adolescence : la fierté de son jeune corps caressé sous la douche, les longues matinées paresseuses, débordantes d’une lassitude ineffable, le glissement au sommeil par des routes mystérieuses bordées de visages voluptueux, ou moins encore : l’essai d’un nouveau costume, le choix d’une cravate, le jeu de l’ombre et de la lumière sur sa jolie main – cette main gauche dont il était si fier et que la manucure tenait chaque semaine entre ses deux paumes ainsi qu’un oiseau précieux.

 

Non, il n’était venu à Paris pour aucune conquête. Peut-être avec le secret espoir d’être lui-même conquis, de trouver un maître ? Aujourd’hui il ne lui suffit plus, comme jadis, de reconnaître sur tant de visages ce sourire de sympathie, de complicité un peu protectrice, d’indulgence amusée, courtoise… Mais sa jeunesse n’en continue pas moins à se prodiguer tous les jours, inlassablement, à des fantômes à peine plus solides que les images de ses rêves. Et pourtant il l’a laissé prendre. La main qui s’est posée sur cette précieuse proie est de celles que la mort même n’arrive pas à desserrer.

 

Rien d’ailleurs ne l’a prévenu du danger.