Une Bonne affaire
Hector Malot
Une bonne affaire
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 818 : version 1.0
Édition de référence : Paris, Ernest Flammarion, Éditeur, 1896.
Image de couverture : F. Desmoulins, pour une édition de 1885.
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Sans famille
En famille
Romain Kalbris
Une femme d’argent
Baccara
Anie
Ghislaine
Conscience
Cara
Clotilde Martory
I
L’hôtel du Bœuf couronné était en révolution ; le 17, ou plutôt, pour parler une langue moins abrégée, le voyageur qui occupait la chambre n° 17 venait d’être rapporté dans un état désespéré. Sorti le matin, gai et dispos en apparence, on l’avait vu revenir deux heures après, étendu sans connaissance sur un brancard, et il avait fallu le porter jusqu’à sa chambre : dans l’escalier, sa tête ballante avait deux fois heurté les marches de pierre sans qu’il poussât un cri ou fit un mouvement.
Comme le brancard s’était arrêté devant la porte précisément à l’heure du déjeuner de la table d’hôte, cela avait produit une certaine émotion parmi les convives. On avait quitté la table pêle-mêle, et pendant que, la serviette à la main, la bouche pleine, on se pressait aux fenêtres, un voyageur de commerce s’était détaché du groupe pour aller examiner les mains du moribond, « parce que, si les pouces étaient tournés en dehors, c’était la comédie d’un pauvre diable, tandis que, s’ils étaient tournés en dedans, c’était l’attaque d’épilepsie d’un honnête homme ». Les pouces n’étant tournés ni en dehors ni en dedans, par cette raison que les mains n’étaient point fermées, on avait abandonné l’hypothèse de l’épilepsie pour celle de l’apoplexie, et, discutant confusément, on était revenu à la table, où deux Anglaises, après avoir profité du brouhaha pour faire main-basse sur tous les œufs à la coque, s’occupaient tranquillement à les casser et à les brouiller dans leurs verres.
Le bureau de l’hôtel avait été instantanément envahi par toutes les commères du voisinage qui entouraient madame Loutrel, la propriétaire du Bœuf Couronné, la pressaient de questions ; mais celle-ci, au lieu de répondre à cette curiosité impatiente, répétait machinalement un mot, toujours le même.
– Pourvu qu’il n’en meure pas.
Elle mettait tant d’ardeur dans cette courte invocation, qu’un nouvel arrivant demanda si le malade était un parent ou un ami intime. À quoi une fille de service, qui seule paraissait avoir gardé sa pleine raison dans cette catastrophe, répondit que c’était un voyageur arrivé la veille dans la soirée ; – que ce voyageur, qui s’était inscrit sur le livre de police sous le nom Cerrulas, chimiste, demeurant à Paris, était un homme de cinquante à soixante-dix ans, sans qu’il fût possible de mieux préciser, tant sa figure était ravagée et tourmentée ; – que dès le matin il s’était fait servir une tasse de café au lait qu’il n’avait pas bue, parce que, avait-il dit au garçon de salle, le café qu’on lui offrait était bon pour tanner le cuir du bœuf couronné, mais exécrable pour l’estomac d’un honnête Parisien ; – qu’après cette algarade bien étrange chez un homme sensé, il était sorti en se faisant indiquer la maison de M. le baron Ybert ; – que deux heures après on l’avait rapporté sur un brancard, et c’était là ce qui tourmentait si fort madame, car en ce moment l’hôtel était plein de voyageurs, presque tous Anglais, et les Anglais étaient maintenant si bégueules qu’ils étaient capables de partir immédiatement s’il y avait un mort dans la maison.
Mourrait-il, ne mourrait-il pas ? c’était avec anxiété qu’on attendait l’arrêt du médecin, qui s’était enfermé dans la chambre du malade après avoir mis tout le monde à la porte, le seul maître d’hôtel excepté.
Cette attente dura plus d’une heure ; enfin le médecin apparut dans l’escalier, descendant lentement les marches sans se presser, malgré les vingt paires d’yeux fixés sur lui qui le tiraient en bas.
D’un coup d’œil madame Loutrel vit dans l’attitude de son mari que le malade n’était pas perdu, et tout de suite, se tournant vers son cuisinier qui était déjà venu quatre fois demander le menu du dîner sans pouvoir obtenir de réponse :
– Jean ! cria-t-elle joyeusement, trois tartes aux cerises, les Anglais ne partiront pas.
Elle ne s’était pas trompée ; l’état du malade s’était en effet amélioré ; il avait repris connaissance ; l’attaque, quoique violente, ne semblait pas devoir être suivie de paralysie.
– Alors il est sauvé.
À cette exclamation, le médecin avait répondu qu’on ne pouvait pas se prononcer si vite ; qu’on verrait après la période critique des accidents inflammatoires, c’est-à-dire dans douze ou quinze jours ; qu’en attendant il fallait de grands soins, surtout du calme, du silence, une température fraîche dans une chambre obscure ; qu’au surplus il enverrait une garde pour veiller à l’exécution de ses prescriptions.
La curiosité satisfaite, chacun était rentré chez soi en discutant cet événement, et les maîtres du Bœuf couronné étaient restés en tête-à-tête.
– Est-ce que M. Cerrulas avait des bagages ? demanda madame Loutrel en regardant son mari en face.
– Un petit sac de nuit.
– Si tu allais lui causer ? continua madame Loutrel.
– J’y pensais, mais il est bien faible, bien abattu, et puis M. Gillet a recommandé le silence.
– Il nous la donne bonne avec son calme ; est-ce que, quand la garde sera installée auprès de lui, on pourra causer ?
– Dame ! ma foi, tant pis ; j’y monte.
C’était au premier étage que se trouvait le n° 17 ; une vraie chambre d’hôtel de province, large, haute de plafond avec quelques meubles çà et là, un lit à baldaquin, une commode rococo, un séchoir en sapin, quelques chaises en merisier. Avant de partir, le docteur Gillet avait clos les rideaux, mais ces rideaux, en indienne devenue mince comme de la mousseline, et complètement décolorée par quinze ou vingt années d’exposition en plein soleil, adoucissaient à peine la lumière crue du midi.
Étendu sur le lit, le buste élevé au moyen de plusieurs oreillers, le malade faisait entendre une sorte de ronflement auquel les médecins ont donné le nom de sterteur. Bien que le visage portât l’empreinte de la stupeur qui se rencontre souvent chez les apoplectiques, il avait cependant un caractère de grandeur et d’énergie qui frappait le regard. Le front vaste couronné de cheveux blancs emmêlés, la figure sillonnée du haut en bas par deux rides larges et profondes que le travail et l’effort continu de l’intelligence avaient assurément creusées, disaient hautement qu’on avait là devant soi un homme qui n’était pas le premier venu.
Mais en même temps des vêtements posés sur la chaise, – un pantalon échancré au talon, un habit noir blanchi aux coutures, un chapeau rougi et bossué, – disaient tout aussi clairement que cet homme n’était pas un favori de la fortune. Si la tête était riche d’idées, la bourse, assurément, était pauvre d’argent.
Au bruit que fit la serrure de la porte, le malade ouvrit les yeux, deux grands yeux jaunâtres profondément enfoncés sous des sourcils grisonnants, et il regarda vaguement devant lui.
– Eh bien ! monsieur, comment vous trouvez-vous maintenant ? demanda le maître d’hôtel avec un sourire de satisfaction.
Sans répondre, le malade agita faiblement sa main qui pendait hors le lit.
– Oui, je comprends, continua le maître d’hôtel qui ne pouvait se méprendre sur la signification de ce geste. Vous désirez qu’on ne vous trouble pas ; je le voudrais de tout mon cœur, je vous assure ; seulement, j’aurais auparavant une petite demande à vous adresser, si vous le permettez.
La main s’agita de nouveau, répétant la prière qu’elle avait déjà faite ; mais le maître d’hôtel, sans se laisser arrêter, feignit de prendre ce mouvement pour une autorisation de continuer, et il continua :
– Savez-vous que vous avez eu une terrible attaque, monsieur ; je peux bien vous dire cela maintenant qu’elle est finie, le coup a été rude ; heureusement le danger est passé, oh ! tout à fait passé, vous pouvez m’en croire ; s’il ne l’était pas, soyez convaincu que je ne vous parlerais pas de la demande que je suis, à mon grand regret, obligé de vous adresser.
M. Cerrulas, qui jusque-là était resté immobile sur ses oreillers, tourna difficilement la tête vers le maître d’hôtel et fixa sur lui un regard impatient :
– Laissez-moi tranquille, je vous prie, dit-il d’une voix dolente.
– Tout de suite, monsieur ; il ne faut pas m’en vouloir si je ne vais pas plus vite, c’est que le sujet que nous avons à traiter est délicat, et très difficile. Habituellement, les choses ne se passent point ainsi : lorsqu’un malade arrive dans l’hôtel, il est généralement accompagné soit par sa femme, soit par ses enfants, soit par un domestique, et alors les communications qu’on peut avoir à lui faire s’adressent tout naturellement à cette personne. Cela se comprend, n’est-il pas vrai ? Tandis que pour vous, monsieur, c’est autre chose. Vous êtes seul, et je suis forcé de m’entretenir avec vous.
– De quoi s’agit-il ? dites, finissons.
– J’espère, monsieur, qu’en entrant au Bœuf couronné vous avez remarqué l’ordre et la tenue de la maison. J’ai pris il y a six ans une auberge de petite ville et je me flatte d’en avoir fait un hôtel de première classe. Mettez la main à la tête de votre lit, vous trouverez le bouton d’une sonnette électrique ; c’est un détail, je le sais, mais il a son importance ; tout est sur ce pied. Je crois pouvoir le dire, même en parlant de moi, le succès a récompensé mes efforts : le Bœuf couronné est aujourd’hui fréquenté par la meilleure société, notamment par les Anglais, qui s’y donnent rendez-vous ; parlez du Bœuf couronné à n’importe qui, et tout le monde vous dira que c’est un des quatre ou cinq bons hôtels de France. Cela, n’est-il pas vrai ? m’impose des obligations ; j’espère que cela sera compris de monsieur, qui est une personne distinguée, on le voit de reste... grand industriel peut-être ?
Le malade ne répondit pas.
– Enfin, dans tous les cas, quelqu’un de comme il faut. Alors si monsieur admet, comme je le pense, ce que je viens de lui expliquer, il doit sentir quel est l’objet de ma communication.
Cerrulas avait écouté ces paroles entortillées avec des mouvements d’impatience et des soubresauts nerveux. À ces derniers mots il ne put pas se contenir.
– Dites donc vite ce que vous voulez, s’écria-t-il, et, par grâce, laissez-moi en repos !
– Ah ! monsieur, je vous en prie, ne vous emportez pas, le docteur a surtout recommandé le calme.
– Vous me faites mourir.
– Non, monsieur, vous ne pensez pas cela, mais je ne vous en veux pas, c’est la maladie qui a prononcé ce mot. Cependant, puisque vous parlez le premier de mourir, parlons-en un peu ensemble. Cela n’engage à rien, n’est-ce pas ? pas plus que de faire son testament. Eh bien ! si par extraordinaire, – notez que ce serait tout à fait extraordinaire, mais enfin tout est possible et par suite tout doit être prévu, – si par extraordinaire ce que vous prévoyez se réalisait, je vous serais obligé de me faire savoir présentement vos intentions.
– Mes intentions ?...
Le maître d’hôtel eut un geste de mauvaise humeur ; il était pénible pour lui d’avoir affaire à un esprit si lourd. Il reprit :
– Alors monsieur n’a jamais perdu un parent, un ami qui serait mort dans un hôtel ; cela m’explique l’étonnement de monsieur. Pourtant, bien que ce cas ne se soit pas présenté pour monsieur, il doit lui être facile de comprendre que c’est là un événement bien préjudiciable pour le maître d’hôtel.
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