Avait-il ces qualités ? n’était-il pas, au contraire, un homme d’imagination et d’enthousiasme, se laissant entraîner par la recherche de l’impossible ? Ses travaux sur la chaleur solaire, dont il parlait si passionnément, semblaient bien indiquer ce caractère ; alors quelle confiance avoir dans la solidité de ses découvertes ?
La substitution de la chaleur solaire à la chaleur produite par le combustible, bois ou charbon, est une idée admirable au premier abord ; il n’y a bientôt plus de forêts, et dans trois ou quatre cents ans les mines de charbon seront épuisées ; que deviendront alors l’industrie et la navigation ? l’homme n’aura plus qu’à mourir de froid et de faim, et les derniers vivants retourneront à la vie sauvage. Il est donc temps d’aviser et de prendre la chaleur à une source inépuisable, c’est-à-dire au soleil. Voilà comment raisonne le vulgaire, et c’est parfaitement raisonné. Mais comment poursuivre les conséquences de ce raisonnement ? Comment emprunter la chaleur au soleil ? C’est là que la science intervient pour montrer que désirable et faisable ne sont pas toujours synonymes.
Il est vrai, dit-elle, que le bois est de la chaleur solaire emmagasinée, c’est-à-dire que pendant le jour, sous l’influence des rayons solaires, les feuilles ayant absorbé l’acide carbonique de l’air, la plante s’est assimilé le charbon que cet acide contient, de sorte que la quantité de chaleur solaire absorbée dans ce phénomène reparaît tout entière lorsque, dans la combustion de la plante, les composés de charbon sont détruits. Donc si, pour soustraire la chaleur au soleil et l’emmagasiner, on pouvait compter sur une réaction analogue à celle de la nature, ce serait parfait. Mais comment arriver à cela ? C’est là ce qu’il faut trouver, et tout de suite se présente une difficulté insurmontable qui résulte de la vaste étendue des feuilles de l’arbre. Ceux qui cherchent un procédé analogue à celui de la nature ont-ils quelquefois compté les feuilles d’un chêne, ont-ils calculé quelle surface absorbante elles développent ?
Il est vrai encore, dit la science, qu’en chauffant la soudure de deux métaux on produit de la chaleur ou de l’électricité : établissez donc beaucoup de soudures sous l’équateur et vous aurez un immense foyer de chaleur. Mais alors, pour utiliser cette chaleur, il faudra transporter toutes les usines et tous les ouvriers sous l’équateur même, ou bien si vous voulez l’amener en Europe par des fils comme ceux du télégraphe, il faudra que vous trouviez un moyen d’empêcher la déperdition, déperdition qui est d’autant plus grande que la distance à parcourir est plus considérable.
Pascal était un savant ; il raisonnait scientifiquement, et l’idée de son père, qu’il ne connaissait pas d’ailleurs, lui paraissait impraticable comme l’avaient été celles de Salomon de Caus, de Belidor, de Ducarla, de La Cliche ; l’invention du noir décolorant n’était-elle pas de même nature ?
Le seul moyen qui se présentât pour sortir de cette incertitude était que Pascal fit lui-même l’expérience du procédé ; ce qui était assez facile, car s’il n’y avait point de raffinerie à Condé, il y avait une fabrique de sucre de betterave que M. Charlard avait établie dans sa ferme des Yvetaux. À faire cette expérience dans ces conditions, il y avait même un autre avantage que celui d’être fixé sur la valeur du procédé, c’était de convaincre M. Charlard de son excellence et, par là, de le décider peut-être à prendre un intérêt dans l’affaire. Or, c’était là un point important ; car, si belle que fût cette affaire, il fallait de l’argent pour la mettre en bon chemin. Où trouver cet argent ?
– Eh quoi ! s’écria M. Charlard lorsque Pascal lui expliqua la première partie de sa demande, c’est-à-dire celle qui était relative seulement aux expériences à faire dans la ferme des Yvetaux, – vous voulez devenir industriel, vous, mon cher ami, vous, un professeur, un homme de science ! – et un éclat de rire formidable lui coupa la parole.
Arrivé à une haute position sociale sans avoir jamais appris autre chose que les quatre règles de l’arithmétique à l’école de son village, M. Charlard ressentait d’instinct un sentiment de dédain pour la science, et surtout pour ceux qui la pratiquent. Pour lui, le notaire qui avait fait son droit était un mauvais notaire, et il avait quitté l’architecte de la ville, qui était un des bons élèves de l’École des Beaux-Arts, pour donner toutes ses constructions à un maçon qui ne savait pas lire. Mais en même temps, par une anomalie qui se rencontre quelquefois chez ces sortes de natures, il avait voulu que ses deux enfants fussent poussés aussi loin que possible dans leur instruction ; sa fille, élevée à Paris, avait eu tous les maîtres supplémentaires qu’on peut donner à une femme, et il avait tenu à ce que Pascal enseignât à son fils plus de chimie et de physique qu’on n’en apprend généralement dans les classes universitaires. Au sujet de l’instruction, il pensait et il agissait comme au sujet de la noblesse : – « Les nobles, disait-il souvent, à quoi est-ce bon ? des propres à rien, des niais, des gueux. » – Et quand un petit gentilhomme des environs venait à lui pour un emprunt ou l’escompte d’un billet, il le traitait avec le mépris le plus outrageant, ne consentant finalement à lui rendre service que si celui-ci s’abaissait à l’appeler : « Monsieur des Yvetaux. »
– Si vous voulez faire de l’industrie, continua-t-il quand son rire fut calmé, commencez donc, mon cher, par vous associer avec un homme pratique. Un savant, à quoi est-ce bon ? je vous le demande. Est-ce que vous saurez marcher seul ? À votre avoir on peut inscrire, je crois, la droiture, l’ordre et la prudence, mais à votre doit il faut inscrire par contre la timidité, l’inexpérience, le trop de facilité à la confiance ; la balance ne donne pas un bon commerçant.
C’était son habitude de balancer ainsi le compte moral de chacun, et cette façon de procéder lui avait valu une belle collection d’ennemis.
– Au reste, dit-il en terminant, ces observations n’ont pas pour but de vous refuser ; la sucrerie est à votre disposition. Si vous réussissez, reparlez-moi de votre affaire, il y a peut-être une combinaison à trouver.
C’était au château des Yvetaux que cet entretien avait lieu ; lorsque M. Charlard fut parti pour retourner à sa maison de banque, Pascal monta au laboratoire, car c’était le jour et l’heure de la leçon de physique, mais ce fut mademoiselle Laure qu’il trouva, et non son élève.
– Est-ce que monsieur votre frère n’est pas au château ? dit-il.
– Je croyais Adolphe ici, je suis bien surprise.
La vérité est qu’elle n’était nullement surprise ; elle savait que son frère Adolphe était à une partie de chasse, et c’était en entendant Pascal sonner à la grille, qu’elle était montée au laboratoire pour se donner la satisfaction de mettre le jeune professeur dans l’embarras. Miss Forest, sa demoiselle de compagnie, avait voulu l’accompagner ; mais comme la pauvre Anglaise avait gâté une robe le matin en la taillant, Laure l’avait engagée à réparer sa sottise le plus vite possible.
Touchant à sa vingtième année, mademoiselle Laure était le type parfait de la belle fille normande, – modelé ferme et pur du buste, ovale angélique de la figure, fraîcheur et velouté de la carnation, éclat et profondeur des yeux, splendeur de la chevelure, elle avait tout ; malheureusement les qualités morales n’étaient point en harmonie avec les qualités physiques, et cette admirable jeune fille, qui dans la rue forçait le passant le plus calme à se retourner, était dans la vie une assez désagréable personne. Elle avait perdu sa mère n’ayant pas encore cinq ans, et, confiée alors à une institutrice sotte et majestueuse, elle ne l’avait quittée que pour aller à Paris dans le couvent le plus aristocratique et le plus cher qu’on avait pu trouver. De ce couvent, où elle avait passé quatre années, elle était revenue aux Yvetaux avec une collection de défauts acquis qui avaient modifié ses dispositions natives : l’enfant volontaire, mais cependant douce et bonne, s’était changée en une jeune fille dure, hautaine, dédaigneuse et méprisante. À force d’entendre parler d’argent, elle en était venue à croire que la fortune est tout en ce monde, et lorsqu’on annonçait une personne qu’elle ne connaissait pas, son premier mot était : « Qu’est-ce qu’elle a ? » Elle avait 50 000 fr., 100 000 fr. de rente, c’est bien, on pouvait l’estimer et la voir. Au couvent, elle avait formé un cercle d’une dizaine de filles de banquiers ou d’industriels, d’où avaient été rigoureusement exclues celles de leurs camarades qui n’étaient que nobles. À son arrivée à Condé, son père avait voulu lui créer quelques relations parmi les jeunes filles de la ville, mais elle les avait si bien humiliées et rebutées, que tout de suite le vide s’était fait autour d’elle. Loin de s’en trouver blessée, elle s’en était enorgueillie.
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