Le rendre à son père pour qu’il subisse son influence, pour qu’il soit élevé par lui, pour qu’il reçoive ses idées, ses leçons, ses habitudes ! N’était-il pas déjà trop ressemblant à ce père, et tout ne devait-il pas être mis en œuvre pour qu’il ne le connût jamais ?
Après son procès, elle était rentrée à Pontivy, où elle avait vécu étroitement du faible revenu de la ferme qui lui était restée, n’ayant d’autre occupation que d’élever son petit Pascal, d’autre souci, d’autre but que d’étouffer en lui les idées et les dispositions qui pouvaient se rapprocher de celles de son père. Cette inquiétude devint bientôt si vive, qu’elle tourna à la manie, et s’imaginant que Cerrulas voudrait un jour ou l’autre la poursuivre, elle quitta la Bretagne après avoir pris toutes les précautions possibles pour cacher ses traces. Elle se retira à Dijon, où Pascal suivit comme externe les cours du collège.
Il grandit ainsi près d’elle, adoré, choyé, cependant sévèrement dirigé, et jamais il n’entendit parler de son père qu’avec une amertume contenue que par respect filial il n’osa pas se faire expliquer. Lorsqu’il fut reçu à l’École normale, sa mère vint avec lui à Paris, et lorsqu’il fut nommé professeur à Nantua, elle l’accompagna.
Mais, en arrivant, elle fut emportée par une fièvre de marais, et ce fut alors pour la première fois que Pascal entra en relations avec son père. Il lui écrivit pour lui annoncer la perte qu’il venait de faire : Cerrulas lui répondit une lettre affectueuse et digne. Ce fut tout.
III
De pareils rapports n’avaient pu développer une tendresse bien vive entre le père et le fils.
Cependant quand Pascal commença à comprendre ce que voulait dire le maître d’hôtel qui, par ses précautions oratoires avait embrouillé son récit au point de le rendre inintelligible, il n’eut qu’un mot :
– Partons !
Puis, lorsqu’ils furent descendus dans la rue, il allongea le pas de telle sorte que le maître d’hôtel dut rester en arrière.
– N° 17, dit celui-ci en s’arrêtant essoufflé ; mais ne vous tournez pas le sang, monsieur votre père est aussi bien que possible.
Bien lorsque le maître d’hôtel l’avait quitté, Cerrulas n’était plus dans le même état. Avec le calme ordonné par le médecin, l’amélioration eût peut-être continué, mais l’exaspération produite par la conversation qu’il avait subie avait eu pour effet immédiat de ramener le sang au cerveau et de provoquer une nouvelle congestion.
Engourdi dans un lourd sommeil, il ne bougea pas lorsque son fils ouvrit la porte, et celui-ci, ému et tremblant, s’étant penché sur le lit pour lui prendre la main, il demeura insensible ; si des bouffées d’air n’étaient point sorties avec bruit par l’angle de sa bouche contractée, on eût pu croire qu’il était mort.
Durant plusieurs jours son état fut des plus graves : continuellement absorbé dans une somnolence hébétée, il ne prononçait que quelques paroles incohérentes, n’achevant pas certains mots que ses lèvres se refusaient à former, et il se rendormait.
Enfin, vers le sixième jour, un peu de mieux se manifesta, et le médecin, qui, à chaque visite, était sollicité, harcelé par Loutrel et sa femme, permit qu’on le transportât chez Pascal.
Logé dans le faubourg de l’Andon, le quartier le plus éloigné mais aussi le moins cher de la ville, Pascal occupait un petit appartement dont les fenêtres donnaient sur la rivière et au-delà sur les prairies ; toute la journée on entendait le clapotement de l’eau entre les cailloux et de temps en temps le meuglement d’une vache ou le hennissement des juments qui appelaient leurs poulains ; c’était un logement à souhait pour qui avait besoin de silence et de repos.
Le malade ne parut pas s’apercevoir de sa translation dans une nouvelle chambre, et pendant plus d’une semaine il se laissa soigner sans qu’on put savoir s’il avait conscience de ce qui se passait autour de lui ; les rares paroles qu’il prononçait difficultueusement n’avaient aucun sens, bien que toutes cependant parussent se rapporter à un même sujet : « rayons solaires, forces perdues, calorique utile, unité des forces physiques ». Souvent ces paroles s’arrêtaient entre ses dents qu’il ne pouvait desserrer, et alors, sans faire d’effort pour les achever, probablement parce qu’elles satisfaisaient son esprit engourdi, il continuait.
Mais, vers le neuvième jour, c’est-à-dire le quinzième depuis son attaque, l’intelligence revint dans ses gestes plus libres, et son regard suivit les mouvements des personnes qui venaient dans sa chambre.
Pendant toute la journée c’était Pascal qui restait près de lui ; mais de huit à dix heures le matin et de deux à quatre heures le soir, celui-ci était obligé d’aller faire sa classe au collège, et alors c’était sa propriétaire, une vieille veuve dévote, qui le remplaçait.
Quand c’était la veuve qui le veillait, Cerrulas restait presque toujours la tête collée contre la muraille ; au contraire, quand c’était son fils, il se tournait de manière à voir ce qui se passait dans la chambre, et il ne le quittait pas des yeux ; sans bouger, sans parler, il demeurait des heures entières à le regarder, mais ses lèvres qui s’agitaient sans former des paroles, ses prunelles qui s’allumaient de lueurs sombres, ses sourcils qui se relevaient et s’abaissaient en creusant des sillons sur son front, tout cela trahissait au dehors le travail de son esprit.
Resterait-il donc paralysé de la langue ? Le médecin affirmait que la guérison serait parfaite et même qu’elle serait prochaine ; mais Pascal n’osait pas se laisser convaincre. Pourquoi cette préoccupation douloureuse ? pourquoi ce mutisme ?
Lorsqu’il gardait son père, il s’installait devant une table poussée dans un coin de la chambre, et tantôt lisant, tantôt écrivant, il travaillait jusqu’au soir ; la nuit interrompait son travail. Le médecin ayant recommandé l’obscurité, on n’allumait jamais la lampe ; alors il allait s’accouder sur l’appui de la fenêtre, et, les oreilles occupées par le murmure régulier de l’eau courante, les yeux entraînés par les petits flocons de vapeurs qui çà et là s’élevaient au-dessus de la prairie humide, il restait absorbé dans sa triste rêverie.
N’aurait-il connu son père que pour le perdre aussitôt ? Qu’était ce père ? Jusque-là il s’en était peu inquiété ; mais à cette heure se posaient dans son esprit troublé des questions douloureuses.
Un soir qu’il s’était ainsi laissé aller au cours de cette curiosité rétrospective, il lui sembla entendre son père s’agiter sur sa couche. Il se retourna d’autant plus vivement que durant toute la journée celui-ci avait paru plus tourmenté et plus anxieux.
– Mon fils ! dit le malade.
C’était la première fois qu’il entendait cette voix ; il s’arrêta troublé, ému.
– Mon fils !
– Vous voulez quelque chose ? dit-il machinalement.
– Non, donne-moi ta main.
Remué jusque dans les entrailles bien plus par l’accent que par le sens de ces simples paroles, il s’approcha du lit et tendit sa main ; son père la prit, et, l’ayant serrée dans la sienne, il la porta à ses lèvres ; Pascal la sentit mouillée, brûlée par deux grosses larmes, et des larmes aussi en même temps jaillirent irrésistiblement de ses propres yeux.
– Oui, tu es un bon fils, assieds-toi là.
Et sans lui abandonner la main, il le fit asseoir sur la chaise qui était contre le lit.
Il y eut un long moment de silence ; la pâle lumière de la lune, qui par les fenêtres tombait dans la chambre, éclairait en plein la tête de Cerrulas et montrait ses lèvres agitées d’un tremblement nerveux.
– Depuis deux jours, continua-t-il, j’ai assez ma raison pour comprendre ; j’ai voulu t’observer, tu es un honnête garçon, tu as été un fils pour moi qui n’ai pas été un père pour toi ; tu m’as secouru, soigné, moi qui t’ai...
Il s’arrêta un moment, et lui serrant la main :
– Non, continua-t-il, non, je ne t’ai pas abandonné ; la vie, les circonstances nous ont séparés ; ce n’est pas ma volonté. Ta mère… Nous parlerons plus tard de tout cela, quand j’aurai ma tête et serai sûr de ma parole. Parle-moi de toi plutôt. Pourquoi es-tu professeur dans cette petite ville ? Si au moins tu étais heureux !
Heureux ? il s’en fallait de tout ; mal content, au contraire, irrité contre les hommes, accablé par les choses, à bout d’espérance, découragé.
Ce n’était point par vocation que Pascal s’était fait professeur, mais par soumission aux idées de sa mère. Celle-ci, qui avait passé ses premières années dans la vie universitaire, la connaissait bien : elle savait par expérience combien sont étroites les règles de conduite imposées aux professeurs, et elle voulait que ces règles, en contenant sévèrement son fils, l’empêchassent de s’engager dans la voie qu’avait suivie son père, si jamais, tôt ou tard, le sang paternel fermentait en lui. Dans cette carrière il n’arriverait probablement pas à une grande fortune, mais au moins il ne serait pas exposé à tomber dans ces entraînements dont elle avait souffert. Médiocrité n’est pas malheur.
Pascal n’avait fait que passer à Nantua. Nommé au lycée de Bourg, il avait pu croire tout d’abord qu’un brillant avenir s’ouvrait devant ses espérances : le proviseur l’avait pris en affection, le préfet l’avait choisi pour secrétaire particulier, l’Académie des Sciences et Arts avait créé exprès pour lui un cours de physique, et le Propagateur de l’Ain avait mis toutes les semaines trois colonnes à sa disposition. Ah ! quel plaisir d’être professeur, et quelle bonne mère que l’Université ! Mais bientôt la roue avait tourné. Le proviseur, qui était un honnête homme, fidèle à ses convictions, n’ayant pas voulu se prêter à une injustice cléricale, avait été mis en disponibilité, et le préfet presque en même temps avait été envoyé dans l’Ouest. Resté seul à Bourg, Pascal s’était trouvé sans défense contre ceux dont sa subite faveur avait allumé la jalousie, – et, ce qui pis est, sans défiance.
Il avait publié dans le Propagateur une série d’articles sur le dessèchement des étangs de la Dombes ; écrits surtout au point de vue de l’hygiène et de la météorologie, ces articles avaient produit une certaine émotion dans le pays et blessé des intérêts impatients. Au beau milieu de la polémique, alors qu’il était fort désagréablement attaqué dans son caractère et dans sa dignité, l’imprimeur-propriétaire le prévint qu’il ne voulait pas continuer une discussion qui lui faisait perdre des abonnés, et qu’il ne publierait plus une seule ligne de réfutation ou même de défense personnelle. Pascal avait accepté ces raisons sans douter de leur sincérité, et il avait renoncé à la lutte, n’ayant d’autre dépit que de ne pas pouvoir, par un dernier mot, indiquer clairement dans quel but elle avait été entreprise.
Pendant les premiers mois, sa classe avait été semblable à celle des autres professeurs, c’est-à-dire généralement calme ; tout à coup elle était devenue bruyante et difficile, avec des dispositions évidentes au tapage et à la révolte. Ses élèves étant de grands garçons, il avait essayé de leur parler raison, ne voulant pas les punir ; on lui avait ri au nez et donné un charivari. Il avait eu alors à endurer tous les mauvais tours que des élèves peuvent inventer contre un professeur qui est devenu leur bête noire. Ce qu’il y avait de particulier dans cette guerre, c’est qu’elle paraissait avoir surtout pour but de l’exaspérer, et, en le poussant à bout, de l’entraîner dans quelque sottise : cela était évident surtout pour deux de ses élèves, autrefois les meilleurs, maintenant les plus acharnés. Que leur avait-il donc fait ? Un vieux maître d’étude répondit au bout de trois mois à cette question qu’il se posait chaque jour avec toutes les angoisses de l’humiliation et de l’impuissance : « Vous payez la manière trop brillante dont vous avez débuté ici ; les élèves qui vous torturent ne travaillent pas pour leur compte, le coup est monté par des confrères jaloux, l’espionnage est organisé dans votre classe ; on espère que vous vous emporterez un jour et vous serez perdu ; demandez votre changement, ils sont plus forts que vous. » – Il n’était pas dans un âge où l’on se rend à de pareilles raisons ; il avait voulu lutter.
Un mois après, le proviseur le mandait pour qu’il eût à s’expliquer sur les faits les plus graves ; ces faits consistaient en ceci : au lieu de faire société avec ses collègues, il s’écartait d’eux et ne fréquentait que des personnes étrangères à l’Université ; ses relations dans la ville l’entraînaient à donner trop de répétitions, et ainsi à se fatiguer la poitrine et l’esprit, tandis qu’il devait réserver cette poitrine et cet esprit pour les employer au service de l’État ; il sortait dans la rue le cigare à la bouche, sans plus de gêne que s’il était officier ; enfin, il se promenait souvent le soir, entre onze heures et minuit, sur le Mail et le Quinconce avec toutes les allures d’un homme qui a un rendez-vous d’amour.
Pascal, qui avait souri aux trois premières accusations, rit franchement à la quatrième, et pria le proviseur de lui expliquer à quoi se reconnaissaient les allures d’un homme qui a un rendez-vous d’amour, afin que, quand il retournerait sur le Mail, il put sûrement prendre celles d’un homme qui respire le frais.
Le proviseur était de nature majestueuse ; il goûta peu cette façon de se défendre et fit un rapport en conséquence. À quelques semaines de là, un inspecteur arriva au lycée ; la classe de Pascal fut soigneusement examinée, épluchée pour ainsi dire ; les élèves répondirent brillamment, trop brillamment même, et il fut constaté que l’enseignement du professeur était celui d’un cours de Faculté, non celui d’une classe de lycée : en cosmographie surtout, cet enseignement avait été beaucoup trop loin ; un père s’était plaint d’avoir entendu son fils faire des plaisanteries scandaleuses sur la création du monde et le déluge de Noé.
Les désordres qui avaient troublé la classe, les relations du professeur, ses cigares, ses rendez-vous amoureux, sa direction d’esprit, tout cela, groupé et commenté, fit sentir au ministre que ce jeune homme avait besoin d’une leçon qui, pour lui profiter, devait être sévère : de Bourg, il fut envoyé à Lombez ; d’un lycée à un collège communal.
Connaissant à peine le nom de Lombez, il vit dans un dictionnaire de géographie que c’était une petite sous-préfecture du Gers qui n’avait pas 2000 habitants, et, après avoir été aux renseignements, il apprit qu’il aurait désormais un traitement de 900 francs. Il aurait pu n’en avoir qu’un de 700 francs ; il ne devait donc pas se plaindre, bien que la chute fût douloureuse.
Avec 900 francs, il était sage de renoncer aux cigares ; il ne fuma plus, et pour ne pas s’exposer à de nouvelles critiques sur son enseignement, il se renferma strictement dans le programme du baccalauréat que pendant quatre heures par jour il expliqua et réexpliqua aussi platement que possible aux trois élèves qui composaient sa classe.
Cette prudence ne le mit pas à l’abri d’une nouvelle enquête qui révéla qu’au lieu de dire la prière lui-même, il la faisait faire à tour de rôle par l’un de ses trois élèves. Invité à motiver cette dérogation aux usages pratiqués et surtout à expliquer pourquoi il n’avait jamais fait le signe de la croix au commencement et à la fin de cette prière, il avait répondu loyalement que, n’étant ni catholique ni hypocrite, il n’avait pas cru devoir s’unir aux manifestations d’une religion qu’il ne reconnaissait pas.
Qui aime bien, châtie bien ! L’Université n’eût pas été une bonne mère en ne donnant pas à ce jeune homme naïf les moyens de se repentir et en même temps de s’amender.
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