Il fut envoyé à Condé-le-Châtel.
Ville de 8000 habitants, au centre d’un pays riche, Condé, au point de vue matériel, valait beaucoup mieux que Lombez : les appointements étaient de 1000 francs au lieu de 900 ; les élèves étaient au nombre de sept au lieu de trois. Au premier abord, ce changement paraissait donc plutôt un avancement qu’une punition ; mais en y regardant d’un peu plus près, on voyait bientôt où éclatait la sollicitude d’un grand-maître prenant soin de l’amélioration morale de ses professeurs. Bien que collège communal, Condé-le-Châtel était dirigé par un prêtre, et tous les professeurs que celui-ci avait sous sa direction étaient prêtres eux-mêmes ou membre d’un ordre religieux. Pascal seul serait laïque, et on ne l’introduisait dans ce troupeau que parce que, voulant créer ce qu’on appelle en langage universitaire un collège de plein exercice, c’est-à-dire qui prépare ses élèves au baccalauréat et aux examens des écoles du gouvernement, le principal avait besoin d’un professeur capable d’enseigner la chimie et la physique ; or, comme ces conditions se rencontrent rarement chez les bons pères, plus avancés dans les humanités que dans les sciences, il fallait bien qu’il le prît là où il le trouvait, c’est-à-dire dans cette Université qu’il haïssait.
Pour un homme qui, par respect de soi-même, se refusait à faire le signe de la croix, pareille compagnie n’était pas rassurante ; aussi, rentré à l’hôtel après avoir fait visite au principal, – portrait vivant de cet abbé Pirard, qui l’avait si vivement frappé dans le Rouge et le Noir, – prit-il une feuille de grand papier à lettre pour envoyer sa démission au ministre. Mais il fallait vivre ; la petite fortune de sa mère avait été sou à sou absorbée par son éducation ; il avait laissé quelques dettes à Lombez, ce qui ne doit pas paraître extraordinaire avec 900 francs par an ; comment les payer, s’il abandonnait l’Université ? À quoi était-il propre en dehors du professorat ? À l’industrie peut-être ; mais pour gagner de l’argent dans l’industrie, la première condition c’est d’avoir de l’argent : un cercle vicieux. Il s’était résigné.
On s’est en ces derniers temps apitoyé sur la situation des instituteurs. Celle des professeurs des collèges communaux, obligés de vivre non en paysans, mais en citadins, avec un traitement de 900 fr. ou de 1000 fr. est tout aussi douloureuse ; elle mérite tout autant de pitié, et même elle crie plus fort justice ; mais comme ces professeurs qui vivent humblement cachés dans les villes, ne sont point les préparateurs, les manipulateurs du suffrage universel, on a tout le temps de s’occuper d’eux. Ils ne meurent pas tout à fait de faim, puisqu’ils ne se dévorent point entre eux ; ils peuvent attendre.
À la médiocrité de la position matérielle s’étaient joints pour Pascal les ennuis de la position morale. Traité par ses pieux collègues en brebis galeuse, il n’avait trouvés g près d’eux que défiance ou hostilité ; sa classe elle-même lui avait été une occasion de contrariétés chaque jour nouvelles ; ses élèves, le voyant tenu en suspicion, l’avaient méprisé ; et comme la ville n’avait consenti à mettre à sa disposition, – pour la physique qu’une vieille machine électrique qui ne fonctionnait pas, – et pour l’histoire naturelle qu’un canard empaillé, ils s’étaient moqués de son enseignement.
Sa seule chance heureuse pendant deux années passées à Condé avait été de trouver un élève particulier. Revenu à la maison paternelle, cet élève, fils du banquier de Condé, M. Charlard, directeur du Comptoir de l’Ouest, avait voulu étudier les sciences, et son père lui avait monté un cabinet de physique avec un petit laboratoire de chimie.
Encore cette chance s’était-elle bientôt changée en une occasion de trouble et de chagrin. En plus de son fils, le banquier avait une fille, mademoiselle Laure Charlard, la perle de Condé. Mademoiselle Laure, ayant voulu assister aux expériences de physique amusante faites par son frère, avait produit sur le jeune maître une impression qui, à la longue, était devenue une passion profonde. Être amoureux de la fille d’un banquier quand on a 1000 fr. d’appointements pour fortune présente, et 12 ou 1500 fr. pour fortune à venir, n’eût-il pas mieux valu respirer tout de suite un flacon d’acide prussique ?
C’était ainsi que, sans espérance dans la vie, sans espérance dans l’amour, il en était arrivé à un complet découragement.
En écoutant ce récit, dans lequel, bien entendu, la partie amoureuse ne fut même pas indiquée, Cerrulas laissa échapper des exclamations de pitié et de colère.
– Il faut, dit-il lorsque son fils eut cessé de parler, que tu quittes l’enseignement, tu mourrais à la peine ; tes études, par bonheur, t’ont préparé aux travaux industriels qui demandent de la science ; je crois avoir une bonne affaire à te proposer, la veux-tu ? demain je te l’expliquerai ; il est temps que ton père fasse quelque chose pour toi.
IV
Une bonne affaire ! Pendant quinze ans, Pascal avait entendu sa mère parler de ces affaires d’or qui doivent donner la fortune, et qui finalement donnent la ruine et le désespoir.
Pendant quinze ans, il avait entendu parler de la nature enthousiaste de son père, de ses rêves, de ses inventions, de ses déceptions et de ses douleurs.
Combien de fois ne lui avait-elle pas dit en l’embrassant :
– Pourvu que tu ne ressembles pas à ton père !
Combien de fois ne lui avait-elle pas expliqué qu’en demandant la séparation, elle avait eu surtout pour but d’empêcher l’influence paternelle de peser sur son éducation !
À son lit de mort elle était encore revenue sur ce sujet, et ses dernières paroles avaient été des recommandations de prudence et de défiance.
Dans ces conditions, il était assez naturel que Pascal ne fût pas disposé à accueillir avec enthousiasme cette prétendue bonne affaire. Aussi, malgré tout son désir de quitter Condé, se tenait-il sur ses gardes quand le lendemain son père l’appela près de son lit pour continuer l’entretien au point où il avait été interrompu la veille.
– Par ta mère, dit Cerrulas, tu as dû apprendre comment j’ai été amené à abandonner les ponts-et-chaussées. Dès l’école, j’avais travaillé la chimie avec intérêt ; envoyé en disgrâce à Pontivy, comme tu as toi-même été envoyé en disgrâce à Lombez et à Condé, je me remis au travail pour tuer le temps ; mais ce qui avait été distraction devint bien vite passion : c’est là un des malheurs de mon organisation de ne rien faire avec mesure. À cette époque, on s’occupait de chercher des procédés de dorure qui missent les ouvriers à l’abri de l’empoisonnement causé par les émanations mercurielles, et, après les améliorations proposées par Darcet, était venue l’invention de la dorure par voie humide, qui était un énorme progrès. Cependant le dernier mot n’était pas dit, car la dorure par voie humide ne remplaçait pas dans toutes ses applications la dorure par le mercure. La question restait posée, je l’étudiai : le grief le plus sérieux contre la dorure par voie humide consistait en ceci, qu’elle ne pouvait arriver, même dans les cas les plus favorables, qu’au degré d’épaisseur que la plus mauvaise dorure par le mercure atteignait. Après trois années de recherches et de travaux, je trouvai les moyens pratiques de corriger cet inconvénient. Tu es assez du métier pour comprendre quelles conséquences industrielles cela pouvait avoir. Je donnai ma démission et partis pour Paris, décidé à exploiter ou à vendre mon procédé. Dans mes expériences j’avais employé une grande partie du capital de ta mère ; je tenais à lui rendre une fortune plus belle que celle dont j’avais disposé.
J’avais la simplicité de tous les débutants qui se figurent que le monde attend avec impatience leur invention ; il fallut en rabattre. Mon histoire fut celle de tant d’autres : on m’accueillit un jour pour me repousser le lendemain ; on m’exalta par des éloges et l’on m’injuria ; ma vie s’épuisa en démarches, en espérances et en déceptions. Ta mère, naturellement, n’avait pas ma foi robuste ; elle se lassa la première.
Pascal avait écouté avec attention ce récit qui allait lui apprendre enfin à connaître son père ; mais, à ce mot, il fit un geste pour interrompre.
– Tu ne veux pas être pris pour un juge entre nous deux, continua Cerrulas qui comprit ce geste ; je ne le veux pas davantage. Si ta mère a eu des torts envers moi, je les ai oubliés, tandis que je me rappelle les miens.
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