Tu peux donc être sans crainte, je ne dirai pas un seul mot contre elle ; d’ailleurs, je n’en ai pas d’autre à dire que celui-là : « elle se lassa », et encore faut-il que je reconnaisse qu’elle avait pour cela de bonnes raisons : la petite fortune qu’elle m’avait apportée en mariage paraissait engloutie, puisque je ne pouvais pas mettre mon procédé à flot, et je n’étais pas pour elle ce que j’aurais dû être. Elle demanda sa séparation, qui fut prononcée, – justement prononcée. Si j’avais rencontré des difficultés alors que j’offrais les garanties d’une certaine fortune, j’en rencontrai bien d’autres lorsque je n’eus plus rien que des dettes. Mais c’est une puissante force que la persévérance. Après trois années de luttes et d’efforts, j’arrivai enfin à constituer une société pour l’exploitation de mon procédé. Malheureusement j’avais perdu un temps précieux. Spencer et Jacobi avaient trouvé la galvanoplastie, et, après eux, Elkington en Angleterre, en France un de mes anciens camarades d’école, le comte de Ruolz, avaient découvert la dorure galvanique : mon invention devenait inutile. C’était à recommencer : je recommençai. Mes manipulations chimiques pour la dorure et l’argenture m’avaient fait voir combien le cyanure de potassium était difficile à fabriquer, et plus difficile encore à conserver ; indispensable pour la nouvelle invention de mes rivaux, je m’occupai d’améliorer sa fabrication ; je réussis. Il coûtait alors 500 fr. le kilogramme, il coûte aujourd’hui 10 ou 12 francs.

Ce fut mon premier succès. Misérable, poursuivi par mes créanciers, n’ayant rien à moi, mangeant, couchant au hasard, je n’avais pas eu le temps d’être père, et ne m’étais pas occupé de toi. Lorsque la fortune parut vouloir me sourire, je cherchai ta mère ; j’avais à cœur de lui restituer ce que je lui devais : puisque nous n’étions plus mariés, sa fortune n’était plus la mienne ; j’avais à cœur surtout de te voir. Je ne vous trouvai point, et j’appris à Pontivy que ta mère, prévoyant mes recherches, avait voulu les rendre vaines en disparaissant et en se cachant si bien que je ne pourrais jamais la découvrir. J’ai dit que je ne voulais pas l’accuser ; passons. D’ailleurs, si justes que puissent être mes plaintes, je n’ai pas le droit d’être sévère envers les autres. Nous voici arrivés dans ma vie à un point sur lequel je te dois la vérité, ou, plus justement, une confession entière.

Cerrulas s’arrêta et se renversa sur son oreiller ; puis, après quelques instants de repos, il reprit :

– Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un homme sensible ; mais, tout comme un autre, j’ai eu de ces heures de faiblesse où le cœur, meurtri par les duretés de la vie, a besoin de sympathie et d’expansion. Or, la vérité est que la vie ne m’était pas douce. Dans un moment d’abattement je trouvai chez une femme aimante des consolations qui me relevèrent. De cette liaison naquit une fille qui, en venant au monde, tua sa mère. On t’a peut-être dit que j’étais une âme dure et égoïste, incapable de tendresse pour un enfant ; cependant je gardai cette enfant près de moi. Les hasards de la fortune me permettaient de faire ce que je voulais ; je pris une nourrice et j’élevai moi-même ma petite fille. Ce fut mon bon temps ; il me rappelait celui où avec ta chemise courte, qui descendait aux cuisses et laissait nues tes jambes potelées, tu essayais tes premiers pas avant qu’on te couchât. Il ne dura pas toujours. La roue tourna. Je dus renvoyer la nourrice dans son pays, faute de pouvoir la payer. Ma fille a grandi près de moi sans jamais me quitter, unie à ma bonne comme à ma mauvaise fortune, plus souvent à la mauvaise, hélas ! Aujourd’hui Abeille a dix-sept ans, et je te demande ton amitié pour elle : tu la verras quand tu viendras à Paris, et si, comme je le crois, tu acceptes les propositions que je veux te faire, tu auras souvent occasion de te trouver avec elle ; traite-la comme ta sœur ; c’est une bonne et courageuse enfant qui plus d’une fois m’est venue en aide par son travail ; elle donne des leçons de musique. Demain tu voudras bien lui écrire pour moi et la rassurer ; heureusement je lui avais annoncé un voyage d’une quinzaine ; mais, sans lettre depuis mon départ, elle doit me croire mort. Ceci dit, parce qu’il fallait le dire, j’arrive à l’affaire que je veux te proposer. Je te demande seulement auparavant quelques minutes pour me remettre.

Si la confession d’un fils à son père est quelquefois douloureuse, celle d’un père à son fils l’est toujours davantage : d’avance les circonstances atténuantes sont acquises à l’enfant, et d’avance aussi les circonstances aggravantes pèsent sur le père qui n’est presque jamais écouté avec indulgence.