Cerrulas sentait les embarras de sa position, et l’émotion, pendant son récit, l’avait plus d’une fois serré à la gorge. Ce qui touchait à sa fille étant terminé, il continua plus librement :

– Ce qui m’a amené à Condé, c’est une affaire qui devait m’assurer un beau revenu et qui, je le crains, n’aura eu pour résultat que de me donner une attaque d’apoplexie. Tu connais le procédé Bessemer, qui a produit une révolution dans l’industrie métallurgique, en permettant de transformer sans dépense la fonte en acier. Jusqu’à présent ce procédé, bien qu’il soit très largement applicable, n’était pas bon pour les fontes trop sulfureuses. J’ai trouvé un moyen de désulfurer ces fontes et par là de les rendre propres à être travaillées utilement par le procédé Bessemer. Ce moyen, fort simple, consiste à faire passer un courant d’air comprimé à travers le coke porté à une certaine température. Dégoûté des affaires industrielles qui m’ont si peu réussi, occupé d’ailleurs d’une découverte autrement importante que celle-là, j’ai cédé mon moyen à un riche propriétaire de Condé, le baron Ybert, qui possède des forges importantes dans le Berry : cette cession a été faite moyennant une part proportionnelle dans les bénéfices. C’est pour toucher ces bénéfices, qui, selon mes calculs, devaient être considérables, que je suis venu à Condé, et c’est en apprenant du baron qu’au lieu de bénéfices, il y avait des pertes, c’est en me voyant indignement volé, que, dans un mouvement de colère, j’ai été frappé d’apoplexie. Mais je ne regrette pas cette attaque, puisque c’est à elle que je dois de t’avoir retrouvé et d’avoir pu t’apprécier. Je ne sais si ce récit t’a permis de te faire une idée de ce que je suis moi-même. En tout cas, il y a une chose qu’il a dû t’indiquer, c’est que si je suis un homme de travail, un savant en chambre, comme disent ceux qui ne m’aiment guère, je ne suis nullement un homme d’affaires : je n’ai pas d’esprit de suite, pas d’ordre, pas d’aplomb. Si toi, au contraire, tu as ces qualités qui me manquent absolument, si tu as hérité de la volonté de ta mère et de ses aptitudes aux choses d’argent, tu peux faire une belle fortune, une fortune immense en exploitant le procédé dont j’ai à te parler.

– Je n’ai jamais eu 500 fr. devant moi, interrompit Pascal en souriant, je ne connais donc pas mes aptitudes financières ; tout ce que je sais, c’est que j’ai une horrible peur des dettes.

– Eh bien ! c’est quelque chose : si j’avais eu ta timidité, je serais probablement millionnaire aujourd’hui. Enfin, écoute toujours ma proposition, et nous verrons après quel parti tu peux en tirer ; si tu ne veux pas exploiter mon brevet, tu pourras le vendre. Tu sais, n’est-ce pas, que dans le raffinage du sucre on se sert, pour la clarification et la filtration, de noir animal. Autrefois la filtration décolorante coûtait assez cher par suite de la quantité de charbon qu’elle consommait ; aujourd’hui il n’en est plus ainsi, attendu que par des procédés de revivification on a trouvé moyen de faire servir le noir animal un grand nombre de fois, vingt ou vingt-cinq ; cependant la dépense se chiffre encore par de grosses sommes. Ainsi, rien qu’à Paris on consomme par jour 12 000 kilogrammes de noir animal ; or, ce produit coûtant 20 c. le kilogramme, c’est une dépense par jour de 2400 francs, ou, par an, de près d’un million. Dans ces conditions, celui qui trouverait un agent remplaçant le noir animal et coûtant moitié moins cher serait donc certain de le faire universellement employer. Eh bien, cet agent, je l’ai trouvé dans un mélange d’argile et de bitume auquel j’ajoute des matières carburantes à bas prix, telles que le goudron, et que je chauffe à 260 degrés environ. Comment le goudron et le bitume mélangés avec de l’argile et calcinés dans des fours analogues à ceux qui servent pour les os donnent-ils un noir décolorant ? C’est que la calcination du goudron et du bitume, – matières hydrocarburées, – laisse un dépôt de charbon exactement comme l’osséine ou la gélatine des os ; et que le goudron et le bitume contiennent du charbon combiné avec de l’hydrogène comme de la gélatine. Comment ce charbon est-il décolorant ? C’est qu’il se trouve disséminé dans l’argile naturellement poreuse et que les gaz qui se dégagent pendant la calcination ont d’ailleurs, après leur passage, laissé des cavités sans nombre extrêmement fines.

– Je crois comprendre, interrompit Pascal ; mais un agent ainsi préparé ne doit pas enlever la chaux qui se trouve en excès dans les sucres.

– L’objection est juste, et je suis bien aise que tu me la fasses ; elle est d’un esprit attentif ; mais rassure-toi, j’ajoute à mon composé du phosphate de chaux, et tu vois que l’inconvénient que tu signales est évité. Ainsi, au premier abord et en théorie, tu vois, n’est-ce pas ? que mon procédé n’est pas absurde ; dans la pratique, il est extrêmement simple et facile à mettre en œuvre. J’ai fait de nombreuses expériences, et elles ont toutes fourni les résultats identiques à ceux obtenus avec le noir animal. Les deux noirs se valent, et l’un peut remplacer l’autre au choix de l’ouvrier. Or, en industrie, ce qui décide le choix, c’est le prix de la matière : la mienne, coûtant moitié moins cher que celle précédemment employée, doit donc lui être préférée. À quel prix me revient mon noir décolorant, vas-tu me demander ; l’écart entre le prix de revient et le prix de vente donne mon bénéfice ; il me coûte à peu près 50 francs la tonne, je le vends 100 francs, je gagne donc 50 francs ; 50 francs multipliés par 12 tonnes, chiffre de la consommation journalière de Paris, donnent un bénéfice de 600 francs par jour, soit 18 000 francs par mois ou 200 000 francs par an en somme ronde. Cela est quelque chose, n’est-ce pas ? cependant ce n’est pas tout, car je ne fais entrer que Paris dans mon calcul, et il nous reste la France et le monde entier où l’on fabrique du sucre. Seulement, maintenant donne-moi un crayon ; il y a un mois j’aurais fait ces calculs facilement, mais je n’ai plus la tête bien forte et les idées m’échappent.

Lorsque Pascal lui eut donné un crayon et du papier, Cerrulas continua :

– Je n’ai pas exactement dans la mémoire les chiffres de la statistique, je ne peux donc te donner que des à-peu-près, mais c’en est assez pour établir des calculs que tu pourras préciser plus tard. Si la fabrication du sucre, en France, est de 400 000 tonnes par an, la quantité de noir animal employée est de 12 000 tonnes, attendu que la proportion employée est de 3 de noir pour 100 de sucre ; mon noir décolorant remplaçant le charbon, c’est donc 12 000 tonnes que j’ai à fournir, ce qui nous donne un bénéfice net et annuel de 600 000 francs.