Les Anglais, les Allemands, les Américains consomment du sucre, et cette consommation s’élève à 2 millions 500 000 tonnes. Mettons 2 millions, afin de ne pas exagérer, et nous trouvons qu’il nous faut 60 000 tonnes de charbon, coûtant 6 millions et donnant 3 millions de bénéfices ; 3 millions de bénéfices pendant quinze années de brevet, c’est 45 millions. Combien valent ces 45 millions pour l’inventeur ? 10 millions, est-ce trop ? Mettons 5, mettons 2, mettons 1. C’est ce million que je t’offre. Au lieu d’une chose aléatoire, j’aurais voulu t’en donner une certaine et tangible, mais je n’ai rien, mon cher enfant, je suis arrivé à soixante ans plus pauvre que lorsque je suis entré dans la vie ; je n’ai que quelques idées, je t’offre ce que j’ai ; aujourd’hui celle-ci, si elle te plaît, demain une autre, dix autres : de ce côté, je crois que je suis riche. Si mon père est si riche, te dis-tu sans doute, pourquoi n’exploite-t-il pas lui-même une de ses idées ? Pour bien des raisons. La première, je te l’ai déjà indiquée : si je vaux quelque chose comme chercheur, je suis complètement incapable comme industriel. Et puis vieux, usé, misérable, je n’inspire aucune confiance ; j’apporterais à des capitalistes le moyen de gagner 100 millions avec 100 000 francs, qu’ils me pousseraient à la porte sans même m’écouter ; un jeune homme n’est pas dans les mêmes conditions. Enfin, j’ai à poursuivre mieux que la fortune ; toutes ces idées qui aboutissent à une petite invention plus ou moins utile m’ont entraîné autrefois, aujourd’hui elles n’agissent plus sur moi : j’en trouve encore parce que c’est ma fonction d’en trouver comme la fonction d’un poirier est de donner des poires, mais sans aucun plaisir. Qu’importe l’argent à un homme qui vit très largement avec 40 sous par jour ? Non, j’ai mieux que cela à faire, mieux à chercher au moins. Mon esprit s’est élargi en vieillissant ; j’ai vu plus loin, j’ai vu plus haut que quand j’étais jeune et ne pensais qu’à la satisfaction immédiate de mes désirs. Aujourd’hui j’ai une idée qui me tourmente et qui est le but unique de toutes mes pensées, de tous mes efforts : je cherche le moyen d’utiliser la chaleur solaire. Pour toi, savant, ce mot dit tout. Trouverai-je ? je le crois ; mais enfin si je meurs à la peine, j’aurai au moins l’honneur d’avoir cherché, – l’honneur, quand on aura trouvé, bien entendu, car jusque-là j’ai, aux yeux de bien des gens, le ridicule et la honte d’un fou qui poursuit l’impossible. Avec un pareil but donné à ma vie, tu dois comprendre que je ne peux pas prendre grand intérêt à mes anciennes découvertes ; c’est dans l’avenir que je vis, non dans le passé ; que m’importe ce dont je suis sûr ! dans la science comme dans l’amour, c’est l’incertitude qui passionne, et l’enthousiasme naît de l’espérance, non de la possession. Toi qui n’es pas tourmenté par de pareilles chimères, fais fortune puisque l’occasion s’en présente. Seulement, avant de te lancer dans les hasards de la vie industrielle, sache ce qu’elle est : d’un côté l’inventeur est exposé aux dédains, aux humiliations, à la négation, aux procès quand il réussit, à la haine, à tous les tourments de l’injustice bien souvent, presque toujours à la faillite et à la misère ; d’un autre cependant, il arrive aussi qu’un inventeur qui a trouvé un fermoir de porte-monnaie gagne 2 millions et qu’un brevet pour une pâte imitant l’écaille donne 50 000 francs de rente ; – en un mot, c’est une loterie, c’est là sa puissance et sa faiblesse. Pèse bien tout cela avant de répondre à ma proposition ; examine mes chiffres ; évoque l’esprit sage et prudent de ta mère, demande conseil à son souvenir et ne te décide que dans quelques jours, quand tu pourras le faire en toute connaissance de cause. Aujourd’hui et pour l’heure présente, ce que je te demande c’est un verre d’eau, car j’ai longtemps causé et je meurs de soif.

V

Les chiffres ne perdent que ceux qui les connaissent et les aiment. Posez des chiffres pour le vulgaire, aussitôt il se défie ; faites-les manœuvrer, il se sauve. L’homme compétent, au contraire, les aligne avec soin, les fait défiler par pelotons ou par masses, les groupe et les dispose pour l’effet cherché, puis, se prenant lui-même à ce jeu, il se laisse entraîner dans leur danse fantastique.

Aussitôt qu’il fut seul, Pascal voulut examiner les chiffres qui lui avaient été donnés par son père, et les soumettre à une critique rigoureuse. Le prix de revient du noir décolorant était peut-être fixé trop bas ; les 45 millions de bénéfices étaient de la fantasmagorie. Mais tous calculs faits et refaits, les bénéfices abaissés aussi bas que possible, les frais élevés au-delà de toute prévision raisonnable, il était certain que l’affaire était excellente et qu’elle devait donner la fortune à celui qui l’exploiterait.

Faire fortune, c’est-à-dire franchir d’un bond la distance qui le séparait de Laure Charlard, et, devenu son égal, avoir le droit de lever les yeux sur elle, avoir le droit de parler sans qu’on pût le soupçonner de mêler la spéculation à l’amour.

Quelle fortune fallait-il pour cela ? On disait M. Charlard riche, très riche. Sa maison de banque jouissait d’un crédit universel. Ses propriétés aux alentours de Condé, son château des Yvetaux dont il prenait le nom, son luxe, son importance, sa fierté, tout indiquait qu’il n’accepterait pour gendre qu’un homme considérable par le nom ou par l’argent. Un million suffirait-il ? Si bas qu’on estimât les bénéfices que donnerait le remplacement du charbon animal par le noir décolorant, ils devaient toujours s’élever à plusieurs millions.

Et il recommençait les chiffres pour arriver à un total qui justifiât ses espérances ; dociles sous ses doigts comme les tables tournantes sous ceux d’un spirite, ils répondaient ce que dictaient ses désirs.

Mais de bonne foi avec lui-même, il ne voulut pas s’en tenir à ces preuves, si concluantes qu’elles pussent paraître. Si les chiffres énoncés par son père étaient justes, il y avait quelque chose cependant qui pouvait très bien n’être pas juste du tout, c’était le procédé nouveau. Son père ne disait pas avoir expérimenté en grand ce procédé ; admirable dans un laboratoire, il pouvait donc être détestable dans une raffinerie. Combien sont fréquentes ces déceptions, combien fréquentes aussi sont les illusions des inventeurs ! Ce père qu’il ne connaissait pas se révélait avec toutes les apparences d’un homme excellent, mais le cœur ne sert à rien dans les opérations de la science ; c’est la fermeté de l’intelligence qui est nécessaire, c’est la droiture du jugement, la froideur de la raison.