Une chambre à soi

VIRGINIA WOOLF

UNE CHAMBRE À SOI

Traduit de l’anglais
par Clara MALRAUX

10/18

« Bibliothèques 10/18 »

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dirigé par Jean-Claude Zylberstein

Titre original :

A Room of One’s Own

 

Avec l’aimable autorisation de The Hogarth Press Ltd.

© Éditions Denoël, 1977, 1992

pour la traduction française.

ISBN 978-2-264-03360-4

 

 

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Sur l’auteur

 

Romancière et essayiste, Virginia Woolf est née à Londres le 25 janvier 1882. Fille d’un des titans malheureux du victorianisme – Sir Leslie Stephen –, elle côtoie dès l’enfance la fleur de l’intelligentsia mondiale et devient l’égérie redoutée du groupe de Bloomsbury. En 1912, Virginia épouse Leonard Woolf et, en 1917, ils fondent une maison d’édition, la Hogarth Press, qui fera découvrir Katherine Mansfield, T. S. Eliot, Freud, des romanciers français et russes… L’histoire de la vie de Virginia Woolf est indissociable de celle de ses œuvres. En vingt-six ans d’écriture, elle publie des romans – La Traversée des apparences, Nuit et Jour, La Chambre de Jacob, Mrs. Dalloway, La Promenade au phare –, des essais – Le Lecteur ordinaire, Une chambre à soi – et de nombreuses nouvelles. Victime de dépression chronique, elle met fin à ses jours le 28 mars 1941. Elle laisse un nombre considérable d’essais inédits, une correspondance et un Journal, qui paraît après sa mort à l’initiative de son mari.

Chapitre premier

Je sais, vous m’avez demandé de parler des femmes et du roman. Quel rapport, allez-vous me dire, existe-t-il entre ce sujet et une « chambre à soi » ? Je vais tenter de vous l’indiquer. Après avoir accepté de vous parler, je suis allée m’asseoir au bord d’une rivière et je me suis interrogée sur le contenu des mots « roman » et « femme » ainsi rapprochés l’un de l’autre. Ce que l’on attendait de moi était-ce seulement un hommage à des écrivains femmes illustres, Jane Austen, les sœurs Brontë, George Eliot ? À y regarder de plus près, cette association « femme » et « roman » me parut moins simple. Peut-être me faudrait-il parler des femmes et de ce qui les caractérise, ou des femmes et des romans qu’elles écrivent, ou des romans qui traitent de la femme, ou encore, pensant que ces trois possibilités sont intimement liées, votre désir est-il que je les envisage dans leur entrelacement ?

Certes, ce serait là la façon la plus intéressante d’aborder notre sujet ; mais elle présente un triste inconvénient : celui de rendre toute conclusion impossible et de ne pas permettre à mes auditeurs, après une heure d’entretien, d’emporter, ainsi qu’il convient, soigneusement dissimulée dans leur carnet de notes une pépite de vérité qui reposera toujours sur leur cheminée. Dans ces conditions, je préfère me contenter de vous donner mon avis sur un point de détail : il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. Voilà qui ne résout ni le grand problème de la nature féminine, ni celui de la vraie nature de la fiction romanesque. J’ai donc failli à mon devoir : le problème « les femmes et le roman » reste quant à moi irrésolu.

Mais, en guise de dédommagement, je vais tenter de vous montrer comment je suis parvenue à mon opinion concernant la chambre et l’argent. Je vais développer, aussi explicitement que possible, l’enchaînement d’idées qui a abouti à ma conviction. Peut-être, quand je vous aurai dévoilé les idées et les préjugés cachés derrière mon affirmation, découvrirez-vous qu’ils ne sont pas sans quelques rapports avec les femmes et avec la fiction romanesque. Quoi qu’il en soit, quand un sujet se prête à de nombreuses controverses – ce qui est le cas pour tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, a trait au « sexe » – on ne peut espérer dire la vérité et on doit se contenter d’indiquer le chemin suivi pour parvenir à l’opinion qu’on soutient. Il faut se borner à donner à des auditeurs qui tiendront compte des limites, des préjugés, des particularités de la conférencière, l’occasion de tirer leurs propres conclusions. Il y a des chances pour qu’ici la fiction contienne plus de vérité que la simple réalité. C’est pourquoi je vous propose, usant de toutes les libertés et de toutes les licences permises à une romancière, de vous raconter l’histoire des deux jours qui précédèrent ma venue ici – de vous raconter comment, ployant sous le poids du sujet dont vous aviez chargé mes épaules, je l’ai médité, entretissé aux gestes de ma vie quotidienne, puis rejeté. Je n’ai pas besoin de vous préciser que ce que je vais décrire n’a jamais existé. Oxbridge{1} est une invention, et aussi Fernham. « Je » n’est qu’un terme commode qui désigne un être dépourvu de toute réalité. Des mensonges jailliront de ma bouche, auxquels il se peut qu’un atome de vérité soit mêlé. C’est à vous de découvrir cette vérité et de décider s’il vaut la peine d’en conserver quelque parcelle. Sinon, vous jetterez le tout dans la corbeille à papier et n’y songerez plus.

Perdue dans mes pensées, j’étais assise (appelez-moi Mary Beton, Mary Seton, Mary Carmichaël ou de tout autre nom qui vous plaira, cela n’a pas d’importance). J’étais donc assise sur les berges d’une rivière par une belle journée d’octobre, voilà une ou deux semaines. Le poids dont je vous ai parlé – la femme et le roman, la nécessité d’arriver à me faire une opinion sur un sujet qui suscite tant de préjugés et de passions – m’accablait. À ma droite et à ma gauche brillaient de vagues massifs doré et rouge. Sur l’autre rive des saules, chevelure éparse, continuaient de se lamenter. La rivière reflétait ce qui lui plaisait du ciel et du pont et de l’arbre flamboyant.