Émilie était installée sur son siège comme une déesse et il y avait toujours un bon feu qui brillait.

Becky gardait cette pièce pour la fin. Cela la reposait de s’y rendre et elle espérait toujours pouvoir prendre quelques minutes pour s’asseoir dans le fauteuil bas et regarder autour d’elle et penser à la chance incroyable qu’avait cette enfant à qui tout cela appartenait et qui sortait, quand il faisait froid, avec des manteaux et des chapeaux qu’elle essayait d’entr’apercevoir par les fentes des grilles de la cour.

Cette après-midi-là, quand elle s’était assise, la sensation de soulagement dans ses petites jambes douloureuses avait été si merveilleuse, si exquise qu’elle avait fait du bien à son corps tout entier. La tiédeur et le bien-être qui émanaient du feu l’avaient envahie comme un enchantement et, alors qu’elle fixait les braises rougeoyantes, un petit sourire avait gagné son visage, sa tête avait penché en avant sans qu’elle s’en rende compte, ses yeux s’étaient fermés, et elle s’était profondément endormie. Quand Sarah entra, Becky n’était pas dans le salon depuis plus de dix minutes mais elle était plongée dans un sommeil aussi profond que si elle avait été, comme la Belle au bois dormant, en train de dormir depuis un siècle. Mais elle n’avait rien, la pauvre, de la Belle au bois dormant ! Elle avait seulement l’apparence d’une fille de cuisine, petite, vilaine, chétive et épuisée.

Sarah lui ressemblait aussi peu que si elle avait été une créature issue d’un autre Monde.

C'était une après-midi spéciale car elle remontait de la leçon de danse ; la venue du professeur de danse était un événement à la pension, même s’il avait lieu toutes les semaines. Les élèves revêtaient leurs plus jolies robes et comme Sarah dansait particulièrement bien, elle se trouvait considérablement mise en avant, Mariette ayant la consigne de la rendre aussi jolie et diaphane que possible.

Ce jour-là, on lui avait fait porter une robe couleur de rose et Mariette, qui s’était procuré quelques boutons de cette fleur, les avait tressés en couronne pour les poser dans sa chevelure brune. On lui avait enseigné une nouvelle danse délicieuse qui l’avait amenée à glisser et à voleter comme un grand papillon rose tout autour de la salle. Le plaisir qu’elle avait pris à cet exercice avait illuminé son visage d’un grand sourire heureux.

En entrant dans le petit salon, elle esquissa encore quelques pas de cette danse de papillon et Becky était là, avec son bonnet qui glissait de sa tête.

— Oh ! fit Sarah à voix basse en l’apercevant. La malheureuse !

Elle ne fut pas du tout fâchée de trouver son fauteuil préféré occupé par ce petit personnage malpropre. Au contraire, elle fut très contente. Quand l’héroïne maltraitée de ses histoires s’éveillerait, elle pourrait parler avec elle. Elle s’approcha en silence et continua de la regarder. Becky émit un léger ronflement.

« Je voudrais qu’elle s’éveille toute seule, se dit Sarah. Je n’aime pas l’idée de la réveiller. En même temps, Miss Minchin serait furieuse si elle la trouvait ainsi. Je vais attendre quelques minutes. »

Elle s’assit sur le bord de la table en laissant pendre ses petites jambes couleur de rose, se demandant ce qu’il valait mieux faire. Miss Amélie pouvait entrer à tout moment et, alors, Becky serait sévèrement grondée.

« Elle est pourtant tellement fatiguée, songeait-elle. Tellement fatiguée ! »

Un morceau de charbon embrasé mit fin à ce moment d’irrésolution en tombant bruyamment sur la grille du foyer. Becky sursauta et ouvrit les yeux avec un soupir. Elle ne savait pas qu’elle s’était endormie. Elle s’était juste assise un instant pour contempler le feu et se retrouvait, dans un état proche de la panique, face à cette élève merveilleuse qui était perchée tout près d’elle, pareille à une fée rose, et qui l’observait avec curiosité.

Elle bondit sur ses pieds, porta les mains à son bonnet. Elle sentit qu’il penchait sur son oreille et tenta vivement de le remettre droit. Oh ! qu’elle s’était mise dans de sales draps ! S'être imprudemment endormie sur le fauteuil d’une jeune dame comme elle ! On la mettrait forcément à la porte sans même lui payer ses gages !

Elle émit un son qui ressemblait à un gros sanglot étouffé.

— Ho ! Mamoiselle ! Je vous demande ben pardon, mamoiselle ! Vraiment !

Sarah sauta au sol et vint tout près d’elle.

— N’aie pas peur, dit-elle comme elle se serait adressée à n’importe quelle petite fille. Cela n’a aucune importance.

— Je voulais pas le faire, mamoiselle. C'est à cause que le feu chauffait et que je suis si fatiguée. Mais ce n’était pas de l’impernitence !

Sarah eut un petit rire amical et posa la main sur son épaule.

— Tu étais fatiguée, dit-elle, tu n’y pouvais rien. Et tu n’es pas encore tout à fait réveillée.

Quel regard Becky lui lança ! Jamais elle n’avait entendu personne lui parler aussi gentiment, aussi amicalement. Elle avait l’habitude de se faire commander, gourmander et tirer les oreilles. Et celle-ci, dans sa splendeur rose d’après-midi de danse, la regardait comme si elle n’était pas du tout coupable, comme si elle avait le droit d’être fatiguée et même de s’endormir.