Mais je devais me tromper, car le capitaine Mac
Elwin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je l’aurais su. D’ailleurs
Mac Elwin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, et
celui-ci, s’il offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblait
triste et comme accablé d’une secrète douleur. Quoi qu’il en soit,
je n’eus pas le temps de l’observer avec plus d’attention, car le
tender s’éloignait rapidement, et l’impression fondée sur cette
ressemblance s’effaça bientôt dans mon esprit.
Le Great Eastern était mouillé à peu près à trois
milles en amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool.
Du quai de New-Prince, on ne pouvait l’apercevoir. Ce fut au
premier tournant de la rivière que j’entrevis sa masse imposante.
On eût dit une sorte d’îlot à demi estompé dans les brumes. Il se
présentait par l’avant, ayant évité au flot; mais bientôt le tender
prit du tour et le steamship se montra dans toute sa longueur. Il
me parut ce qu’il était énorme ! Trois ou quatre «
charbonniers », accostés à ses flancs, lui versaient par ses
sabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement
de houille. Près du Great Eastern, ces trois-mâts
ressemblaient à des barques. Leurs cheminées n’atteignaient même
pas la première ligne des hublots évidés dans sa coque; leurs
barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant aurait
pu hisser ces navires sur son portemanteau en guise de chaloupes à
vapeur.
Cependant le tender s’approchait; il passa sous l’étrave droite
du Great Eastern, dont les chaînes se tendaient violemment
sous la poussée du flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au
bas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette
position, le pont du tender affleurait seulement la ligne de
flottaison du steamship, cette ligne qu’il devait atteindre en
pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.
Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces
nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du
navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme
un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues
du Great Eastern.
Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que
la longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais, de face,
elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la
disposition du solide moyeu, point d’appui de tout le système, les
étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l’écartement de la
triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi
perdu dans l’ombre des larges tambours qui coiffaient l’appareil,
tout cet ensemble frappait l’esprit et évoquait l’idée de quelque
puissance farouche et mystérieuse.
Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement
boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce
moment contre elles ! Quels bouillonnements des nappes
liquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup !
Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque
le Great Eastern marchait à toute vapeur sous la poussée
de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent
soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix
tonneaux et donnant onze tours à la minute !
Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les
marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je
franchissais la coupée du steamship.
Chapitre 2
Le pont n’était encore qu’un immense chantier livré à une armée
de travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d’un navire.
Plusieurs milliers d’hommes, ouvriers, gens de l’équipage,
mécaniciens, officiers, manœuvres, curieux, se croisaient, se
coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans les
machines, ceux-ci courant les roufles, ceux-là éparpillés à travers
la mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description.
Ici, des grues volantes enlevaient d’énormes pièces de fonte; là,
de lourds madriers étaient hissés à l’aide de treuils à vapeur;
au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre de
fer, véritable tronc de métal; à l’avant, les vergues montaient en
gémissant le long des mâts de hune; à l’arrière se dressait un
échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction.
On bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait
au milieu d’un incomparable désordre.
Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine
Anderson. Le commandant n’était pas encore arrivé, mais un des
stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes
colis dans une des cabines de l’arrière.
« Mon ami, lui dis-je, le départ du Great Eastern était
annoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces
préparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous à
quelle époque nous pourrons quitter Liverpool ? »
À cet égard, le steward n’était pas plus avancé que moi. Il me
laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette
immense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait un
touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire – cette boue
britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises – couvrait
le pont du steamship. Des ruisseaux fétides serpentaient çà et là.
On se serait cru dans un des plus mauvais passages d’Upper Thames
Street, aux abords du pont de Londres. Je marchai en rasant ces
roufles qui s’allongeaient sur l’arrière du navire. Entre eux et
les bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux larges rues ou
plutôt deux boulevards qu’une foule compacte encombrait. J’arrivai
ainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par un
double système de passerelles.
Là s’ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la
machine à roues. J’aperçus alors cet admirable engin de locomotion.
Une cinquantaine d’ouvriers étaient répartis sur les claires-voies
métalliques du bâti de fonte, les uns accrochés aux longs pistons
inclinés sous des angles divers, les autres suspendus aux bielles,
ceux-ci ajustant l’excentrique, ceux-là boulonnant, au moyen
d’énormes clefs, les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal
qui descendait lentement par l’écoutille, c’était un nouvel arbre
de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles.
De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres et
discordants.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ces travaux
d’ajustage, je repris ma promenade et j’arrivai sur l’avant. Là,
des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste roufle désigné
sous le nom de « smoking room », la chambre à fumer, le véritable
estaminet de la ville flottante, magnifique café éclairé par
quatorze fenêtres, plafonné blanc et or, et lambrissé de panneaux
en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place
triangulaire que formait l’avant du pont, j’atteignis l’étrave qui
tombait d’aplomb à la surface des eaux.
De ce point extrême, me retournant, j’aperçus dans une déchirure
des brumes l’arrière du Great Eastern à une distance de
plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu’on emploie de
tels multiples pour en évaluer les dimensions.
Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les
roufles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se
balançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que la
brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d’une grue
volante, et, plus loin, des scories enflammées qu’une forge lançait
comme un bouquet d’artifice.
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