J’apercevais à peine le sommet des
mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le
brouillard, auquel les tenders de service et les « charbonniers »
mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille
de la machine à roues, je remarquai un « petit hôtel » qui
s’élevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale d’un palais
surmonté d’une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin
j’atteignis l’arrière du steamship, à l’endroit où s’élevait
l’échafaudage que j’ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle et
le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre
roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d’installer une
machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres
horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de
déclics qui me sembla très compliqué. Je n’en compris pas d’abord
la destination, mais il me parut qu’ici, comme partout, les
préparatifs étaient loin d’être terminés.
Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant
d’aménagements nouveaux à bord du Great Eastern, navire
relativement neuf ? C’est ce qu’il faut dire en quelques
mots.
Après une vingtaine de traversées entre l’Angleterre et
l’Amérique, et dont l’une fut marquée par des accidents très
graves, l’exploitation du Great Eastern avait été
momentanément abandonnée. Cet immense bateau disposé pour le
transport des voyageurs ne semblait plus bon à rien et se voyait
mis au rebut par la race défiante des passagers d’outre-mer.
Lorsque les premières tentatives pour poser le câble sur son
plateau télégraphique eurent échoué – insuccès dû en partie à
l’insuffisance des navires qui le transportaient –, les ingénieurs
songèrent au Great Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner à
son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique,
pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grâce à sa
parfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immense
grelin. Mais pour arrimer ce câble dans les flancs du navire, il
fallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudières
sur six et une cheminée sur trois appartenant à la machine de
l’hélice. À leur place, de vastes récipients furent disposés pour y
lover le câble qu’une nappe d’eau préservait des altérations de
l’air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sans
subir le contact des couches atmosphériques.
L’opération de la pose du câble s’accomplit avec succès, et, le
résultat obtenu, le Great Eastern fut relégué de nouveau
dans son coûteux abandon. Survint alors l’Exposition universelle de
1867. Une compagnie française, dite Société des Affréteurs du
Great Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capital
de deux millions de francs, dans l’intention d’employer le vaste
navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là, nécessité
de réapproprier le steamship à cette destination, nécessité de
combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité
d’agrandir les salons que devaient habiter plusieurs milliers de
voyageurs et de construire ces roufles contenant des salles à
manger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits dans
les flancs de la gigantesque coque.
Le Great Eastern fut affrété au prix de vingt-cinq
mille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G.
Forrester & Co. de Liverpool : le premier, au prix de cinq cent
trente-huit mille sept cent cinquante francs, pour l’établissement
des nouvelles chaudières de l’hélice; le second, au prix de six
cent soixante-deux mille cinq cents francs, pour réparations
générales et installations du navire.
Avant d’entreprendre ces derniers travaux, le Board of
Trade exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sa
coque pût être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération
faite, une longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusement
réparée à grands frais. On procéda alors à l’installation des
nouvelles chaudières. On dut changer aussi l’arbre moteur des
routes qui avait été faussé pendant le dernier voyage; cet arbre,
coudé en son milieu pour recevoir la bielle des pompes, fut
remplacé par un arbre muni de deux excentriques, ce qui assurait la
solidité de cette pièce importante sur laquelle porte tout
l’effort. Enfin, et pour la première fois, le gouvernail allait
être mû par la vapeur.
C’est à cette délicate manœuvre que les mécaniciens destinaient
la machine qu’ils ajustaient à l’arrière. Le timonier, placé sur la
passerelle du centre, entre les appareils à signaux des roues et de
l’hélice, avait sous les yeux un cadran pourvu d’une aiguille
mobile qui lui donnait à chaque instant la position de sa barre.
Pour la modifier, il se contentait d’imprimer un léger mouvement à
une petite roue mesurant à peine un pied de diamètre et dressée
verticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves s’ouvraient;
la vapeur des chaudières se précipitait par de longs tuyaux de
conduite dans les deux cylindres de la petite machine; les pistons
se mouvaient avec rapidité, les transmissions agissaient, et le
gouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblement
entraînées. Si ce système réussissait, un homme gouvernerait, d’un
seul doigt, la masse colossale du Great Eastern. Pendant
cinq jours, les travaux continuèrent avec une activité dévorante.
Ces retards nuisaient considérablement à l’entreprise des
affréteurs; mais les entrepreneurs ne pouvaient faire plus. Le
départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25, le pont du
steamship était encore encombré de tout l’outillage
supplémentaire.
Enfin, pendant cette dernière journée, les passavants, les
passerelles, les roufles se dégagèrent peu à peu; les échafaudages
furent démontés; les grues disparurent; l’ajustement des machines
s’acheva; les dernières chevilles furent frappées, et les derniers
écrous vissés; les pièces polies se couvrirent d’un enduit blanc
qui devait les préserver de l’oxydation pendant le voyage; les
réservoirs d’huile se remplirent; la dernière plaque reposa enfin
sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l’ingénieur en chef fit
l’essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipita
dans la chambre des machines.
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