Penché sur l’écoutille, enveloppé
dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; mais
j’entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à
étoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurs
solides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous les
tambours, pendant que les pales frappaient lentement les eaux
brumeuses de la Mersey. À l’arrière, l’hélice battait les flots de
sa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantes
l’une de l’autre, étaient prêtes à fonctionner.
Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster.
Elle était destinée au Great Eastern. Sa locomobile fut
détachée d’abord et hissée sur le pont au moyen des cabestans.
Mais, quant à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sa
coque d’acier était d’un poids tel que les pistolets, sur lesquels
on avait frappé les palans, plièrent sous la charge, effet qui ne
se fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen de
balancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais il
restait encore au Great Eastern un chapelet de seize
embarcations accrochées à ses portemanteaux.
Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés
n’offraient plus trace de boue; l’armée des balayeurs avait passé
par là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres,
marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et les
soutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans ses
lignes d’eau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires.
C’était un inconvénient polir ses roues, dont les aubes,
insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire une
poussée moindre. Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait partir.
Je me couchai donc avec l’espoir de prendre la mer le lendemain. Je
ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au
mât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillon
français, et à la corne d’artimon le pavillon d’Angleterre.
Chapitre 3
En effet, le Great Eastern se préparait à partir. De
ses cinq cheminées s’échappaient déjà quelques volutes de fumée
noire. Une buée chaude transpirait à travers les puits profonds qui
donnaient accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaient
les quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notre
passage. Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient les
manœuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de mouton
crochés à l’intérieur des bastingages. Vers onze heures, les
tapissiers finissaient d’enfoncer leurs derniers clous et les
peintres d’étendre leur dernière couche de peinture. Puis tous
s’embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu’il y eut
pression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de la
machine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent que
l’ingénieux appareil fonctionnait régulièrement.
Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se
prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. À la
mer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont
se préoccupait assez peu le Great Eastern.
Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers
points du navire, afin de préparer l’appareillage. L’état-major se
composait d’un capitaine, d’un second, de deux seconds officiers,
de cinq lieutenants, dont un Français, M. H…, et d’un volontaire,
Français également.
Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le
commerce anglais. C’est à lui que l’on doit la pose du câble
transatlantique. Il est vrai que s’il réussit là où ses devanciers
échouèrent, c’est qu’il opéra dans des conditions bien autrement
favorables, ayant le Great Eastern à sa disposition. Quoi
qu’il en soit, ce succès lui a mérité le titre de « sir », qui lui
a été octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fort
aimable.
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