Certes, il restait également des dames-jeannes de vin et de genièvre, mais une habitude d’abstinence avait laissé intacte en lui la répulsion qu’éprouve naturellement l’organisme pour les boissons fermentées. La cabine était vide, mais il aperçut le capitaine qui gisait dans l’abri de navigation. Robinson eut un tressaillement de joie lorsqu’il vit le gros homme faire un effort, comme pour se redresser en s’entendant appeler. Ainsi donc la catastrophe avait laissé deux survivants ! À vrai dire la tête de Van Deyssel, qui n’était qu’une masse sanglante et chevelue, pendait en arrière, secouée par les soubresauts étranges qui agitaient le torse. Lorsque la silhouette de Robinson s’encadra dans ce qui demeurait de la porte de la passerelle, le pourpoint maculé du capitaine s’entrouvrit, et un rat énorme s’en échappa, suivi de deux autres bêtes de moindre dimension. Robinson s’éloigna en trébuchant et vomit au milieu des décombres qui jonchaient le plancher.

Il ne s’était pas montré très curieux de la nature du fret que transportait la Virginie. Il avait certes posé la question à Van Deyssel peu après son embarquement, mais il n’avait pas insisté lorsque le commandant lui avait répondu par une répugnante plaisanterie. Il s’était fait une spécialité, avait expliqué le gros homme, du fromage de Hollande et du guano, ce dernier produit s’apparentant au premier par sa consistance onctueuse, sa couleur jaunâtre et son odeur caséeuse. Aussi Robinson ne fut-il pas autrement surpris en découvrant quarante tonneaux de poudre noire, fortement arrimés au centre de la cale.

Il lui fallut plusieurs jours pour transporter sur son radeau et mener à terre tout cet explosif, car il était interrompu la moitié du temps par la marée haute. Il en profitait alors pour le mettre à l’abri de la pluie sous une couverture de palmes immobilisées par des pierres. Il rapporta également de l’épave deux caisses de biscuits, une longue-vue, deux mousquets à silex, un pistolet à double canon, deux haches, une herminette, un marteau, une plane, un ballot d’étoupe et une vaste pièce d’étamine rouge – étoffe de peu de prix destinée à des opérations de troc avec d’éventuels indigènes. Il retrouva dans la cabine du capitaine le fameux barillet d’Amsterdamer, hermétiquement clos, et, à l’intérieur, la grande pipe de porcelaine, intacte malgré sa fragilité dans sa cheminée de tabac. Il chargea aussi sur son radeau une grande quantité de planches arrachées au pont et aux cloisons du navire. Enfin il trouva dans la cabine du second une bible en bon état qu’il emporta enveloppée dans un lambeau de voile pour la protéger.

Dès le lendemain, il entreprit la construction d’une embarcation qu’il baptisa par anticipation l’Évasion.


CHAPITRE II
 

Au nord-ouest de l’île, les falaises s’effondraient sur une crique de sable fin, aisément accessible par une coulée d’éboulis rocheux clairsemés de maigres bruyères. Cette échancrure de la côte était dominée par une clairière d’un acre et demi environ, parfaitement plane, où Robinson mit au jour sous les herbes un tronc de myrte de plus de cent quarante pieds de long, sec, sain et de belle venue dont il pensa faire la pièce maîtresse de l’Évasion. Il y transporta les matériaux qu’il avait arrachés à la Virginie et décida d’établir son chantier sur ce petit plateau qui présentait l’avantage majeur de dominer l’horizon marin d’où pouvait venir le salut. Enfin l’eucalyptus creux se trouvait à proximité et pourrait être embrasé sans retard en cas d’alerte.

Avant de se mettre au travail, Robinson lut à haute voix quelques pages de la Bible. Élevé dans l’esprit de la secte des Quakers – à laquelle appartenait sa mère –, il n’avait jamais été un grand lecteur des textes sacrés. Mais sa situation extraordinaire et le hasard – qui ressemblait si fort à un décret de la Providence – grâce auquel le Livre des livres lui avait été donné comme seul viatique spirituel le poussaient à chercher dans ces pages vénérables le secours moral dont il avait tant besoin. Ce jour-là, il crut trouver dans le chapitre IV de la Genèse – celui qui relate le Déluge et la construction de l’arche par Noé – une allusion évidente au navire de salut qui allait sortir de ses mains.

Après avoir débarrassé de ses hautes herbes et de ses buissons une aire de travail suffisante, il y roula le tronc du myrte et entreprit de l’ébrancher. Puis il l’attaqua à la hache pour lui donner le profil d’une poutre rectangulaire.

Il travaillait lentement et comme à tâtons. Il avait pour seul guide le souvenir des expéditions qu’il faisait encore enfant dans un chantier de construction de barques de pêche établi sur le bord de l’Ouse à York, ainsi que celui de cette yole de promenade que ses frères et lui avaient tenté de confectionner et à laquelle il avait fallu renoncer. Mais il disposait d’un temps indéfini, et il était poussé dans sa tâche par une inéluctable nécessité. Lorsque le découragement menaçait de le gagner, il se comparait à quelque prisonnier limant avec un instrument de fortune les barreaux de sa fenêtre ou creusant de ses ongles un trou dans l’un des murs de sa cellule, et il se jugeait alors favorisé dans son malheur. Il convient d’ajouter qu’ayant négligé de tenir un calendrier depuis le naufrage, il n’avait qu’une idée vague du temps qui s’écoulait. Les jours se superposaient, tous pareils, dans sa mémoire, et il avait le sentiment de recommencer chaque matin la journée de la veille.

Il se souvenait certes des formes à vapeur dans lesquelles les charpentiers de l’Ouse ployaient les membres du futur bateau. Mais il ne pouvait être question pour lui de se procurer ni de construire une étuve avec sa chaudière d’alimentation, et il ne lui restait que la délicate et laborieuse solution d’un assemblage d’éléments chantournés à la hache. Le profilage de l’étrave et de l’étambot s’avéra si difficile qu’il dut même abandonner sa hache et émincer le bois par fins copeaux au couteau de poche. Il était obsédé par la crainte de gâter le myrte qui lui avait providentiellement fourni la pièce maîtresse de l’Évasion.

Lorsqu’il voyait tourner les charognards au-dessus de l’épave de la Virginie, sa conscience le taraudait d’avoir abandonné sans sépulture la dépouille du capitaine et celle du matelot. Il avait toujours repoussé à plus tard l’épouvantable tâche qu’auraient représentée pour un homme seul l’enlèvement et le transport à terre de ces cadavres corpulents et décomposés.