Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d’homme avec une force aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l’irréfragable psychologie. L’œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie. Non, Socrate n’avait pas cet œil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps de l’âme, à mettre à nu le corps de l’homme, hors des subterfuges de l’esprit. Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli. C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarri. Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où ce regard parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit. Mieux qu’aucun psychiatre au monde, c’est ainsi que le grand Van Gogh a situé sa maladie. Je perce, je reprends, j’inspecte, j’accroche, je descelle, ma vie morte ne recèle rien, et le néant au surplus n’a jamais fait de mal à personne, ce qui me force à revenir au-dedans, c’est cette absence désolante qui passe et me submerge par moment, mais j’y vois clair, très clair, même le néant je sais ce que c’est, et je pourrai dire ce qu’il y a dedans. Et il avait raison Van Gogh, on peut vivre pour l’infini, ne se satisfaire que d’infini, il y a assez d’infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n’a pas pu combler son désir d’en irradier sa vie entière, c’est que la société le lui a interdit. Carrément et consciemment interdit. Il y a eu un jour les exécuteurs de Van Gogh, comme il y a eu ceux de Gérard de Nerval, de Baudelaire, d’Edgar Poe et de Lautréamont.

Ceux qui un jour lui ont dit : Et maintenant, assez, Van Gogh, à la tombe, nous en avons assez de ton génie, quant à l’infini, c’est pour nous l’infini. Car ce n’est pas à force de chercher l’infini que Van Gogh est mort, qu’il s’est vu contraint d’étouffer de misère et d’asphyxie, c’est à force de se le voir refuser par la tourbe de tous ceux qui, de son vivant même, croyaient détenir l’infini contre lui ; et Van Gogh aurait pu trouver assez d’infini pour vivre pendant toute sa vie si la conscience bestiale de la masse n’avait voulu se l’approprier pour nourrir ses partouses à elle, qui n’ont jamais rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie.

De plus, on ne se suicide pas tout seul. Nul n’a jamais été seul pour naître. Nul non plus n’est seul pour mourir. Mais, dans le cas de suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature, de se priver de sa propre vie. Et je crois qu’il y a toujours quelqu’un d’autre à la minute de la mort extrême pour nous dépouiller de notre propre vie.

Ainsi donc, Van Gogh s’est condamné, parce qu’il avait fini de vivre et, comme le laissent entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant la naissance d’un fils de son frère, il se sentait une bouche de trop à nourrir.

Mais surtout Van Gogh voulait enfin rejoindre cet infini pour lequel, dit-il, on s’embarque comme dans un train pour une étoile, et on s’embarque le jour où l’on a bien décidé d’en finir avec la vie.

Or, dans la mort de Van Gogh, telle qu’elle s’est produite, je ne crois pas que ce soit ce qui s’est produit. Van Gogh a été expédié du monde par son frère, d’abord, en lui annonçant la naissance de son neveu, il a été expédié ensuite par le Docteur Gachet qui, au lieu de lui recommander le repos et la solitude, l’envoyait peindre sur le motif un jour où il sentait bien que Van Gogh aurait mieux fait d’aller se coucher. Car on ne contrecarre pas aussi directement une lucidité et une sensibilité de la trempe de celle de Van Gogh le martyrisé. Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction, et il n’est pas besoin pour cela d’être fou, fou repéré et catalogué, il suffit, au contraire, d’être en bonne santé et d’avoir la raison de son côté. Moi, dans un cas pareil, je ne supporterai plus sans commettre un crime de m’entendre dire : « Monsieur Artaud, vous délirez », comme cela m’est si souvent arrivé. Et Van Gogh se l’est entendu dire. Et c’est de quoi s’est tordu à sa gorge ce nœud de sang qui l’a tué.

post-scriptum

À propos de Van Gogh, de la magie et des envoûtements, tous les gens qui sont depuis deux mois allés défiler devant l’exposition de ses œuvres au musée de l’Orangerie sont-ils bien sûrs de se souvenir de tout ce qu’ils ont fait et de tout ce qui leur est arrivé tous les soirs des mois de février, mars, avril et mai 1946. Et n’y eut-il pas un certain soir où l’atmosphère de l’air et des rues devint comme liquide, gélatineuse, instable, et où la lumière des étoiles et de la voûte céleste disparut. Et Van Gogh n’était pas là, qui a peint le café d’Arles. Mais j’étais à Rodez, c’est-à-dire encore sur la terre, alors que tous les habitants de Paris, durent, pendant une nuit, se sentir bien près de la quitter. Et n’est-ce donc pas qu’ils avaient tous participé de concert à certaines saloperies généralisées, où la conscience des Parisiens quitta pour une heure ou deux le plan normal et passa sur l’autre à l’un de ces déferlements massifs de haine dont j’ai été bien des fois un peu plus que le témoin pendant mes neuf ans d’internement. Maintenant la haine a été oubliée comme les expurgations nocturnes qui s’ensuivirent et les mêmes, qui à tant de reprises montrèrent à nu et à la face de tous leurs âmes de bas pourceaux, défilent maintenant devant Van Gogh à qui, de son vivant, eux ou leurs pères et mères ont si bien tordu le cou. Mais n’est-il pas, l’un des soirs dont je parle, tombé boulevard de la Madeleine, à l’angle de la rue des Mathurins, une énorme pierre blanche comme sortie d’une éruption volcanique récente du volcan Popocatepetl.

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Avril 2017

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