Ce qu’il redoute le plus lorsqu’il s’empare de la flotte de Blefuscu, c’est de recevoir des flèches dans les yeux. Ce que le Conseil du Roi décide pour le punir de sa trahison, c’est de lui crever les yeux.

Ce qui frappe avant tout dans l’observation que Gulliver effectue à Lilliput (et, d’une manière plus générale, face aux diverses situations qu’il rencontre), c’est l’aspect matériel, physique, de sa relation à ce nouveau monde. Outre la quantité d’informations qui nous sont données sur la façon dont les Lilliputiens comptent, mesurent, rédigent ou fabriquent, l’histoire pourrait se résumer à celle des nombreux problèmes de gestion – politique, économique, sociale, physique – que pose l’arrivée de son corps dans ce nouveau champ d’expérience. Ces problèmes sont d’ailleurs abordés des deux points de vue : comment Gulliver fonctionne et circule, comment il se nourrit, ses soucis de pudeur ; mais aussi comment les Lilliputiens s’en accommodent, pour le transporter, l’utiliser, l’approvisionner, le loger… Et la fin de l’histoire n’est autre que « Gulliver, ou comment s’en débarrasser ». À partir du moment où Gulliver déverse candidement des flots d’urine pour éteindre l’incendie qui embrase les appartements de l’Impératrice, sa seule présence physique est perçue comme une pollution, un « fardeau insupportable », comme il est dit dans le dernier chapitre. Sa mort elle-même ne résoudrait pas grand-chose, car il n’est pas aisé de se débarrasser de la carcasse d’un « Homme-Montagne ».

La première vision que nous avons de Lilliput nous parvient d’ailleurs à travers le corps même de Gulliver, fixé au sol par de nombreux liens, parcouru de drôles de créatures, percé par de bien désagréables fléchettes. Gulliver est ainsi cet être sensible dont parlent les philosophes du xviiie siècle, qui cherche à comprendre le monde à partir des perceptions que lui apportent les sens extérieurs (ici, successivement, le toucher, l’ouïe, la vue et le goût). Dans cette première relation au monde, attaché de tout son long, Gulliver nous évoque à plus d’un titre la métaphore de l’araignée et sa toile qu’utilise Georges Poulet dans Les Métamorphoses du cercle pour caractériser l’esprit du xviiie siècle :

La toile d’araignée est formée par un réseau périphérique qui capte et s’annexe un certain nombre d’objets. Mais elle est faite aussi d’une centralité animale et intelligente, où ces objets se trouvent métamorphosés en sensations et en idées. L’image saisissante qu’elle offre donc est celle d’un monde externe périphérique, incessamment ressenti et repensé par une conscience centrale1.

Mais Gulliver ne se contente pas d’observations physiques. Si Swift s’amuse évidemment – pour le plus grand plaisir des enfants – de toutes les cocasseries matérielles, très visuelles, que provoque l’arrivée d’un géant, l’analyse se fait aussi plus sérieuse. Le danger initial que représente Gulliver, l’avantage militaire qu’il procure ensuite et le problème qu’il pose au bout du compte permettent la révélation des pratiques de cette bien petite Cour.

D’abord parce qu’il lui faut bon gré mal gré prendre position dans des polémiques pourtant antérieures à sa venue, et dont la « petitesse » ne manque pas de frapper. Sur le plan politique, où les deux partis – Hauts Talons et Bas Talons – rappellent étrangement et par plus d’un détail la situation que connaît l’Angleterre d’alors, dirigée par un Premier ministre whig (Robert Walpole, alias Flimnap) face à une virulente opposition tory. Sur le plan religieux aussi, où le fait de briser un œuf soit par le petit, soit par le gros bout entraîne des schismes et des persécutions qui évoquent là encore la violence des débats et des guerres de religion que provoqua en Europe, pendant plusieurs siècles, le conflit entre protestants et catholiques.

Ensuite et surtout, Gulliver pose lui-même un problème politique. La seule façon dont les Lilliputiens pensent pouvoir le contrôler, c’est en le manipulant et en l’enfermant dans les circonvolutions de leur discours et de leurs pratiques étatiques. Il est frappant de constater à quel point cette société se nourrit de textes officiels et de cérémonies de toutes sortes. Outre les trois documents que Gulliver prend la peine de nous traduire, on voit le royaume se repaître d’une littérature administrative qui, en fait, régit et contrôle tout un peuple. Tout semble se passer par édits, licences, commissions, discours, pétitions, lettres, à grand renfort de formules ampoulées. De même, les promotions s’obtiennent à coups de pirouettes grotesques, la loyauté au souverain ou la compétence sont récompensées de titres ronflants ou de ridicules rubans de couleur, auxquels Gulliver lui-même finit par ne pas être insensible. Quelle étrange actualité dans tout cela ! Gulliver est contraint de prêter serment à la manière locale, en tenant son pied droit dans sa main gauche et en plaçant le majeur de sa main droite sur son crâne et son pouce sur le bout de son oreille… Par-delà l’humour, c’est réellement toute la petitesse des pratiques lilliputiennes, des pratiques politiciennes, qui est visée. Gulliver, en spectateur attentif et mollement loyal, prend note sans sourciller (« Plus ça change, plus c’est la même chose ») de ces « étranges faits ».

Il réagit de même à propos du système éducatif, qui, si le lecteur d’aujourd’hui peut y lire une préfiguration de certaines « révolutions culturelles », ne comporte pas que des aspects négatifs. D’une manière générale, d’ailleurs, Gulliver note fréquemment l’ingéniosité de ses hôtes et leur force de travail. Il loue même, au début, leur générosité et la sagesse de leur souverain. Car la présentation est loin d’être univoque, et ce qui perturbe peut-être le plus ici le lecteur impatient (davantage encore que dans les autres Voyages), c’est précisément cette impossibilité de ramener la satire swiftienne à un message précis. Gulliver ne tire pas de leçon, ne propose pas d’analyse morale ou politique, ne prend jamais de recul pour atteindre une quelconque conceptualisation. C’est peut-être là le trait le plus intéressant de sa personnalité.

Que les besoins de Gulliver équivalent à ceux de 1 728 Lilliputiens (12 à la puissance 3) n’est pas un clin d’œil simplement destiné à indiquer qu’il s’agit d’un citoyen anglais de la troisième décennie du xviiie siècle, encore moins un quelconque double de Swift. Voir en Gulliver le porte-parole des idées de l’auteur serait faire une confusion absurde.

Gulliver fonctionne d’autant mieux comme prisme qu’il est lui-même assez transparent. La grandeur de sa taille n’a rien d’héroïque, elle n’est qu’accidentelle, et s’il pose problème, c’est en tant qu’objet, jamais en tant que sujet. Son esprit est avant tout concret. Ses préoccupations sont d’ordre physique et financier et, au cours de ce premier voyage, peu d’émotions l’assaillent.