On les a repeintes en rouge et bleu rehaussées de figures or, et elles ressemblent plus à la loge royale d’un théâtre qu’aux ouvertures d’un palais assombri par les souvenirs. Malgré tout, et bien qu’ici comme dans d’autres châteaux tourangeaux (à l’exception du colossal Chambord, qui n’est d’ailleurs pas en Touraine !) l’espace soit moins grand qu’on ne s’y attendait, le moins accueillant des aspects de Blois fait forte impression. Ici comme ailleurs le registre est celui de la légèreté et de la grâce, et le renfoncement des fenêtres, avec leurs heureuses proportions, leurs sculptures et leurs couleurs, est le cadre de brillants tableaux. Il n’y manque pour les terminer que la silhouette de François Ier, de Diane de Poitiers, voire d’Henri III. La base de cette délicieuse construction émerge d’un lit de verdure aérienne que l’on a laissée s’amasser à cet endroit et qui contribue au sentiment de jaillissement donné par ces murs ; sur la droite, elle se raccorde à la portion la plus moderne du château construite en 1635, sur des fondations excessivement hautes et massives, par Gaston d’Orléans. Cette belle et froide demeure, dont on a la meilleure vue quand on se trouve dans la cour intérieure, est un des chefs-d’œuvre de François Mansart qu’une bienveillante providence a empêché de refaire la totalité du palais dans le style supérieur de sa supérieure époque. Cette idée entrait dans les projets de Gaston : c’était un gaffeur-né et ce beau projet était bien digne de lui. L’exécuter aurait été un des grands crimes de l’histoire. Pour avoir été partiellement commis, ce crime n’a pas trop à être regretté. En effet, quand on se tient dans la cour du château et qu’on laisse son regard parcourir la splendide aile François-Ier, dernière œuvre d’invention libre et joyeuse, pour le porter ensuite sur les lignes tirées au cordeau et sur les espaces vides du lourd pavillon de Mansart, l’on se prend à réfléchir à l’avantage qu’il y a, jusque dans le moins personnel des arts, à avoir quelque chose à dire, ainsi qu’à la sottise d’un goût ayant fini par devenir une accumulation de négations. Prise en elle-même, l’aile Gaston-d’Orléans ne manque pas de ce « bel air » qui devait caractériser l’architecture de Louis XIV ; mais comparée à l’aile voisine, si fleurie, si riante, si vivante, elle permet de mesurer toute la distance qui sépare le calcul de l’inspiration. Toutefois, nous ne lui reprocherons pas trop sa présence, car elle donne une valeur supplémentaire au reste du château.

Au fait, nous sommes entrés dans la cour en sautant par-dessus les murailles. Il est plus orthodoxe d’emprunter un terre-plein moderne qui prend à gauche de la façade du château dont j’ai parlé en premier et qui grimpe en tournant jusqu’à une petite place, très en contre-haut et qui, semblable à une place très moderne sur laquelle donne ce que j’ai appelé le « dos » du château, n’est pas une voie très empruntée. Cette placette vide, de forme oblongue, à la fois lumineuse et tranquille, que l’herbe envahit plus ou moins, offre un excellent cadre à la façade d’accès du palais : l’aile Louis-XII. Elle a été lourdement restaurée ; mais sans doute était-ce une réaction inévitable aux outrages, non moins lourds, dont cet infortuné bâtiment a longtemps été accablé. Il était tombé dans un état d’abandon désastreux, rompu seulement par les dégradations occasionnées par les générations successives de soldats à qui ses salles servaient de casernement. Passé à la chaux, mutilé, souillé, on peut dire du château de Blois qu’il a sauvé sa peau. Cette histoire est aussi celle d’Amboise et, dans une certaine mesure, celle de Chambord. Ce fut un délice, quoi qu’il en soit, que cette façade rénovée, construite par Louis XII, telle qu’elle m’apparut par une éclatante matinée de septembre. Dans la douceur, la transparence et la gaieté de la lumière tourangelle, tout ressort, tout parle. Charme du goût, des proportions heureuses, de la couleur de cette belle façade à laquelle le sens nouvellement acquis de l’architecture purement civile, architecture de sécurité et de tranquillité, dans laquelle l’art pouvait se donner libre cours, prêtait un air de jeunesse joyeuse. Il est exact qu’il allait s’écouler beaucoup de temps avant que le château de Blois fût vraiment sûr ou paisible ; mais les dangers qu’il courait étaient internes : ils résultaient des passions malfaisantes de ses habitants, non d’un siège ou d’une invasion. La façade Louis-XII est en brique rouge, mêlée de violet ici ou là, et l’ardoise violette de sa haute toiture, rehaussée de cheminées merveilleusement exécutées, des coiffes brodées de ses pinacles et de ses arches, des porcs-épics de Louis, des mouchetures d’hermine et des cordelières, les emblèmes d’Anne de Bretagne, le ton de ce toit qui donne une impression de profusion parachève la luminosité douce du mur. Les fenêtres larges et harmonieuses semblent avoir été agrandies pour qu’y pénètre à flots l’aube rosée de la Renaissance. Charme, d’ailleurs, des fenêtres de tous les châteaux de Touraine, dont l’allure carrée est corrigée (ce n’est pas le cas dans l’architecture Tudor) par l’arrondi des angles supérieurs qui fait ressembler cette ligne, au-dessus de l’ouverture expressive de la fenêtre, à celle d’un sourcil souligné au crayon. La porte basse de cette façade est couronnée d’une niche haute et profonde dans laquelle, sous un splendide baldaquin, lourdement monté sur un destrier lourdement caparaçonné, est abritée l’image de profil du bon roi Louis. Malgré toute sa bonté – on l’appelait le Père de son peuple (je crois qu’il a allégé divers impôts) –, il n’a pas trouvé grâce devant la Révolution, et l’effigie que je viens de décrire n’est qu’une reproduction de la statue originale, détruite à cette période.

Franchissez cette porte pour entrer dans la cour, et le XVIe siècle se referme sur vous. Il est pardonnable d’imaginer que les visages expressifs d’un âge où les passions des hommes affleuraient si près de la surface vous regardent de ces fenêtres, de ces balcons, à travers le feuillage épais de ces sculptures. La partie de l’aile Louis-XII qui est tournée vers la cour est soutenue par de profondes arcades. À votre droite se dresse l’aile construite par François Ier, verso du gros bâtiment que vous voyez en approchant du château.