Ce morceau d’architecture, exquis, fou, transcendant est l’expression la plus joyeuse de la Renaissance française. Elle est couverte d’une dentelle de sculptures dont le moindre détail est digne de la main d’un orfèvre. En son centre ou, plus exactement, un peu décalé sur la gauche, se dresse le célèbre escalier en colimaçon (restauré selon moi, avec sérieux mais sans révérence) pour lequel même les âges qui l’ont le plus maltraité ont dû concevoir une vague admiration. Il constitue une sorte de cylindre ciselé, percé de larges ouvertures, si bien que l’escalier y est en plein air. Il n’est pas un pouce de cette construction, de ses balcons, de ses piliers, de ses grandes colonnes centrales, qui ne soit orné d’images ravissantes, d’emblèmes étranges et ingénieux, au premier rang desquels se place la grande salamandre héraldique de François Ier. La salamandre est partout à Blois : au-dessus des cheminées, au-dessus des portes, sur les murs. Toute cette partie du château porte l’empreinte du plus peintre des princes. La corniche qui court au sommet de la façade ressemble à un bracelet déployé, mis à plat. Les fenêtres des combles ressemblent à des reliquaires. Les gargouilles, les médaillons, les statuettes, les festons ressemblent plus aux finitions d’un meuble précieux qu’aux détails d’un bâtiment exposé au passage du temps et du vent. L’intérieur a été restauré à profusion et tout en couleur. Ce travail a de toute évidence coûté beaucoup d’énergie et d’argent, mais ses excès vous frapperont sans peine. Cette fraîcheur généralisée détonne, fait fausse note ; elle semble jeter sur les ombres du passé une lueur criarde. Commencé sous le règne de Louis-Philippe, cet effroyable processus (et comme toujours, plus c’est effroyable, plus on en concède la nécessité) a été poussé si loin qu’il n’y a pratiquement plus un pouce carré de l’intérieur qui porte encore la couleur du passé. Il est vrai que ces lieux avaient été recouverts de tant d’outrages modernes qu’il fallait faire quelque chose pour les maintenir en vie ; le seul malheur est peut-être que les restaurateurs ne se soient pas contentés de leur sauver la vie et aient entrepris de leur rendre la jeunesse. L’amour de la cohérence est un piège dangereux dans ce genre d’affaire. Les anciens appartements ont tous été rebaptisés, si l’on peut dire : la géographie du château a été reconstituée. Les salles de gardes, les chambres à coucher, les cabinets et les oratoires ont retrouvé leur identité. Tous les lieux qui se rattachent à l’assassinat du duc de Guise vous sont montrés par un garçonnet qui vous conduit de pièce en pièce et récite d’une voix haut perchée une leçon parfaitement apprise. Ces lieux sont pleins de Catherine de Médicis, d’Henri III, de souvenirs, de fantômes, d’échos, d’évocations et de résurrections possibles. Tout est rouge et or. Les cheminées et les plafonds sont superbes : on dirait de coûteux décors d’opéra.

J’aurais dû préciser qu’en dessous c’est la façade de l’aile Gaston-d’Orléans que vous rencontrez en entrant dans la cour, si bien que vous êtes en présence d’un cours d’histoire de France. Bien qu’elle n’atteigne pas à la beauté ni à la grâce des autres sections du château, cette aile est un plus noble monument que ne le mérite la mémoire de Gaston. Deuxième fils d’Henri IV, qui ne fut pas plus heureux comme père que comme mari, frère cadet de Louis XIII et père de la Grande Mademoiselle, la plus célèbre, la plus ambitieuse, la plus autosatisfaite et la plus malheureuse des « filles à marier » de l’histoire de France, Gaston termina au château de Blois, dans une retraite forcée, une vie d’intrigues maladroites contre le cardinal de Richelieu, au cours de laquelle sa témérité n’eut d’égale que sa pusillanimité et où il eut aussi peu de chance que de capacité à s’amender, une vie qui, après tant de sottises et de hontes, trouva le couronnement qu’elle méritait dans le projet, mis en œuvre mais jamais terminé, de démolir la belle demeure qui abritait son exil pour la remplacer par mieux. Or c’est avec Gaston d’Orléans, qui y mena une vie sans dignité, que commence le déclin du château de Blois. La période intéressante de son histoire est celle des guerres de Religion. Blois était alors la résidence principale d’Henri III et fut le théâtre des principaux événements de ce règne dépravé et dramatique. Le château, je l’ai dit, a été restauré plus que de raison par les architectes et les décorateurs ; en se promenant à travers les pièces vides, à la fois brillantes et mal éclairées, qui n’ont pas été remeublées, le visiteur se livre à une petite restauration de son cru. Son imagination s’appuie sur ce qui est resté ; il essaie de revoir la vie du XVIe siècle, sa forme et ses atours : sa turbulence, ses passions, ses amours et ses haines, ses trahisons, ses faussetés, ses moments de foi, la liberté de développement personnel qu’on y avait, sa façon de dévoiler la nature dans son intégralité, la noblesse de son costume, le charme de son langage, la splendeur de son goût et son pittoresque sans égal. C’est un tableau plein de mouvement, de contrastes violents et, disons-le, d’abominations, auxquels se mêle le grand nom de la Religion, si bien qu’il ne manque rien au drame pour être complet.