Y eut-il épisode plus parfait, du point de vue dramatique, que l’assassinat du duc de Guise ? L’insolente prospérité de la victime, la faiblesse, les vices et les terreurs des auteurs du crime, la perfection avec laquelle le complot fut ourdi et l’accumulation d’horreurs qui s’ensuivirent lui confèrent, en tant que crime, une espèce d’éternité massive.
Mais ne prenons pas du château de Blois une vision trop dure : après tout, j’y suis venu pour ma distraction. Si, entre ces souvenirs sinistres, votre visite menace de prendre des allures de tragédie, il y a une excellente manière de dissiper cette impression. Blois vous propose un épilogue plein de bonne humeur. Une charmante industrie s’y pratique dans de charmantes conditions. Suivez le petit quai ensoleillé bien au-delà de la ville, jusqu’au point où la route qui longe la Loire se met à tourner de façon ravissante et passe de tout petits promontoires dont vous vous demandez ce qu’ils peuvent bien cacher. Mais ne vous laissez pas emporter par votre curiosité sans vous arrêter devant une modeste villa blanche qui domine les eaux de la Loire et est entourée d’une petite cour pimpante : car c’est la demeure d’un artiste, un artiste de la faïence. Rien ne le signale, et vous avez l’impression d’être dans un lieu totalement privé. Mais si vous sonnez à la porte, on ne vous chassera pas. Bien au contraire, on vous fera monter à l’étage, dans un salon (il n’y a rien ici qui ressemble à une boutique) bourré de poteries d’une facture remarquable. C’est un travail parfait : une reproduction soigneuse des formes, des couleurs et des emblèmes d’autrefois et le maître des lieux fait partie de cette catégorie des vrais artistes comme on en rencontre souvent en France. L’accueil qu’il vous réserve est aussi amical que son travail est habile, et je ne crois pas exagérer en disant que l’on aime d’autant mieux ses œuvres que c’est lui qui les a produites. Ses vases, ses tasses et ses pots, ses lampes, ses plats et ses plaques, avec leur vernis brillant, leurs innombrables figures, leur air de famille et leur grande diversité, sont éparpillés dans toutes les pièces qu’il habite : sa marchandise sert également à décorer sa maison. Nous le savons tous, notre époque est celle de la prose, des machines, de la production de masse, grossière et hâtive. Mais en quittant l’établissement du très intelligent M. Ulysse, on emporte le sentiment d’une activité moins fébrile et d’une plus grande quête de la perfection. Il n’a que quelques ouvriers, il les laisse prendre tout leur temps. Tout cela constitue une petite vignette et il en demeure une impression durable : la maison tranquille et blanche, au milieu de son jardin, près de la route longeant le fleuve large et transparent, loin de la fumée, de l’agitation, de la laideur qui marquent le plus souvent l’industrie moderne. Voilà qui devrait faire plaisir à M. Ruskin.
5. CHAMBORD
La deuxième fois que je suis allé à Blois, j’avais pris une voiture à Chambord et j’étais revenu par le château de Cheverny et la forêt de Russy : charmante petite expédition à laquelle la beauté de l’après-midi, la plus belle d’une saison pluvieuse entrecoupée de quelques belles journées, contribua largement. Pour aller à Chambord, vous traversez la Loire que vous abandonnez pour vous enfoncer dans une campagne dont les traits saillants s’effacent les uns après les autres et qui finit par ne plus se distinguer hormis par son allure intensément et spécifiquement rurale : c’est la caractéristique, sinon le charme, d’une grande partie du paysage français. Rien de sauvage dans tout cela, car il est abondamment cultivé. C’est simplement la présence du paysan qui creuse, qui trime et qui met de côté. Rusticité profonde, sans rien qui l’équilibre. C’est un paysage de paysan et non, comme en Angleterre, un paysage de propriétaire. La route de Chambord vous fait pénétrer dans la Sologne plate et sableuse. L’horizon s’ouvre largement comme un grand potager, sans rien qui l’interrompe, sans une hauteur, avec, ici ou là, la longue ligne basse d’un bois.
Il n’y a pas une haie, pas une barrière, aucune marque de propriété ; tout s’absorbe dans la platitude générale, carrés de vignes, fermes éparpillées, villages, enfants (vous dévisageant, presque toujours jolis), femmes dans les champs, bonnets blancs, blouses aux couleurs passées, gros sabots. Après une heure de route (on vous assure à Blois que deux chevaux ne feraient que doubler la durée du voyage), j’ai franchi une espèce de trou dans un mur, qui fait fonction de porche du domaine d’un prétendant en exil. J’ai suivi une allée toute droite, à travers un parc défiguré (le parc de Chambord fait une trentaine de kilomètres de circonférence), plantation sablonneuse, broussailleuse et triste, dont les futaies ont dû être souvent mises en coupe, et qui n’est plus aujourd’hui qu’un enchevêtrement de buissons. Comme en tant d’endroits de France, le voyageur sent ici qu’il est dans une terre de révolutions. Malgré cela, les dimensions de ce parc et les longues perspectives de ses allées donnent à ces fourrés désolés une certaine majesté, et leur pauvreté les met en accord avec une des plus fortes impressions que produise le château. Après avoir suivi, le temps nécessaire, une de ces longues perspectives, vous voyez enfin les cheminées et les pinacles de Chambord qui donnent le sentiment de sortir du sol. Le comblement des larges douves qui l’entouraient autrefois l’a amaigri de la base, pour parler familièrement, et a créé une impression de déséquilibre et d’orientalisme magnifique tout à la fois.
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