Le portrait autobiographique est celui d’un voyageur d’un rare entrain, qui trouve dans le voyage réjouissance et renouveau. L’inconnu ne l’inquiète pas et il n’essaie pas de se débarrasser de ses angoisses dans une course frénétique d’une ville à l’autre, l’absorption excessive de nourriture et de boisson, et le besoin impérieux de tout voir. On ne peut jamais tout voir : on doit donc choisir et goûter l’inattendu. Prendre les choses comme elles sont l’emporte sur le confort matériel du voyage. James ne paraît jamais aussi attentif et à l’aise que dans le tortillard le conduisant à Bordeaux. Il s’aperçoit qu’il observe (et apprécie) le spectacle d’un « vieux prêtre très sympathique et très sale » et de son compagnon, « un jeune moine réservé et concentré ». Les contrastes sont toujours violents ; c’est le vieux prêtre qui retient son attention. « Il était entouré d’une quantité de petits bagages et avait répandu dans tout le compartiment ses livres, ses papiers, des fragments de son déjeuner et le contenu d’un sac extraordinaire qu’il gardait près de lui comme un reliquaire profane et qui contenait, semblait-il, le bric-à-brac d’une vie, car il en tira successivement une paire de chaussons, un vieux cadenas qui, de toute évidence, n’était pas celui du sac, une paire de jumelles de théâtre, une collection d’almanachs et un gros coquillage qu’il examina avec beaucoup d’attention. Je pense que s’il n’avait pas eu peur du jeune moine, qui était tellement plus sérieux que lui, il aurait porté cette conque à son oreille comme le font les enfants. »

Je laisse au lecteur le soin de décider de la façon dont James manie les éléments de l’histoire. Il est entouré de témoignages du passé. Chez lui, méditation et observation ne font qu’un. Cela dépend de la façon dont nous ressentons l’histoire. Pour certains, c’est une passion ; pour d’autres, quelque chose dont il ne faut pas tenir compte. À Chenonceaux, le souvenir de Catherine de Médicis est encore présent, même si trois siècles ont passé depuis sa mainmise sur les affaires du roi. James éprouve intensément la cruauté et l’indifférence de cette fille de Florentins, ainsi que son fanatisme religieux. Là, son ironie est forte. Il fait l’éloge de son « goût pour les bonnes choses de la vie », mais trouve qu’il « va de pair avec son incapacité à comprendre au nom de quoi les autres devraient vivre pour en jouir ». Cependant, le passé historique n’est pas peuplé que de reines meurtrières ; il y a aussi des femmes de l’âge d’or de la « conversation au coin du feu… chez lesquelles l’art de la société est à la fois instinctif et acquis », ainsi qu’en témoignent maints documents historiques.

Alors que Henry James retourne à Paris, il continue de nous donner de ces touches de peintre qui composent sa palette. Il nous fait prendre conscience du temps qu’il fait, de l’endroit, du contenu émotionnel du paysage, et, comme un poète symboliste, il traduit l’émotion en couleurs – il marche dans le petit matin couleur d’or, la lumière est jaune, aux fenêtres, les balcons sont une harmonie de rouge, or et bleu ; et quand il se trouve pris dans une crue du Rhône à Avignon, c’est comme si le fleuve s’était soulevé à sa rencontre, et le violent courant est d’un « bleu diabolique ». On pourrait s’attarder sur les références littéraires de James ; il voyage avec une bibliothèque entière dans la tête, mais c’est le moins pompeux, le moins pédant des voyageurs. Ses scènes picturales sont baignées de douces pensées, ou du plaisir de découvrir que Stendhal a, des années auparavant, séjourné dans la même auberge que lui. Il apprend avec intérêt que John Locke a fait un long séjour à Montpellier ; et il arrive au pays de Pétrarque et de Laure (et à l’hôtel qui porte leur nom) en songeant aussi à Matthew Arnold. Il lit avec amusement l’épitaphe de Scarron. Elle est à la fois honnête et pleine de mélancolie : Scarron nous dit en vers qu’après une vie d’insomnie il jouit enfin d’une bonne nuit de sommeil.

Le voyageur détendu est aussi un voyageur de bonne humeur, toujours conscient de l’ironie de ses aventures. À la fin, il revient à sa thèse originale. Paris n’est pas la France. Cela, il l’a clairement établi. Mais il se dit maintenant que la France n’est pas Paris. Cela aussi, il l’a clairement établi.

Le petit tour de James fut un joyeux départ et un joyeux retour. Et pour le voyageur moderne, il apporte la preuve d’autres vérités, dont la moindre n’est pas qu’il existe une grande différence entre le voyageur passif et le voyageur actif.

LÉON EDEL

Nous autres, bons Américains – je dis cela sans la moindre présomption –, n’avons que trop tendance à identifier la France à Paris.