Nous passons de même pour avoir trop tendance à faire de Paris la Nouvelle Jérusalem. Rien de tout cela n’est vrai, et c’est une chance pour tous ceux qui s’intéressent à la Gaule contemporaine, mais ne sont pas pour autant pleinement satisfaits par ce microcosme de la civilisation qui s’étend entre l’Arc de Triomphe et le théâtre du Gymnase. Ce n’est pas la première fois que l’on suggère à l’auteur de ces pages légères que le « doux pays de France » contient bien des richesses que l’on ne soupçonne pas si l’on se contente de se promener entre ces deux ornements de la capitale ; mais cette vérité s’était révélée à lui seulement par aperçus fugitifs, et il se sentait l’envie d’aller la regarder en face. À cette fin, par une matinée pluvieuse de la mi-septembre, il prit la route de la charmante petite ville de Tours, d’où il lui semblait possible de faire toutes sortes d’excursions fructueuses. Ses excursions finirent par se transformer en un voyage au cours duquel il traversa plusieurs provinces, voyage qui eut ses moments d’ennui (quel voyage n’en a pas ?), mais qui lui permit de vérifier concrètement sa proposition. La France est peut-être Paris, mais Paris n’est pas la France : voilà qui était parfaitement évident lorsqu’il regagna la capitale.

Toutefois, il ne faut pas que je parle comme si c’était moi qui avais découvert la province. Si quelqu’un a découvert la province ou, du moins, l’a révélée, ce fut Balzac, et les visiteurs n’ont aucun mal à y accéder. Il est vrai que je n’en ai guère rencontré, à l’exception d’un ou deux, qui m’ait laissé un souvenir agréable. Pendant mon petit tour, je fus à peu de chose près le seul touriste. Ce fut peut-être une des raisons de son succès.

1. TOURS

J’ai honte de commencer en disant que la Touraine est le jardin de la France : il y a longtemps que cette idée a perdu sa sève. La ville de Tours n’en a pas moins une douceur et un éclat qui suggèrent qu’elle est plantée au milieu des vergers. C’est une très agréable petite ville : il y en a peu de sa taille qui soient plus mûres, plus autosuffisantes ou, dirais-je, plus en accord avec elles-mêmes et moins enclines à envier les responsabilités de cités plus importantes. C’est vraiment la capitale de sa souriante province où l’abondance vient sans peine, où l’on vit bien et où l’on entretient des opinions bonhommes, pas dérangeantes, optimistes et passablement indolentes. Balzac dit, dans Le Curé de Tours, qu’un vrai Tourangeau est incapable de se déranger pour quoi que ce soit, même pour aller chercher un plaisir, et il n’est pas difficile de comprendre la source de cet aimable cynisme. Il doit avoir la conviction non formulée qu’il ne peut, dans presque tous les cas, que perdre au change. La fortune s’est montrée bienveillante pour lui : il vit sous un climat tempéré, raisonnable, affable ; sur les rives d’un fleuve qui, certes, inonde parfois les terres environnantes, mais dont il semble si facile de réparer les ravages qu’ils peuvent être simplement considérés, dans une région où l’on est assuré de tant de bienfaits, comme une occasion bénéfique de s’arrêter un moment. Tout autour de lui, ce ne sont que grandes et anciennes traditions religieuses, sociales, architecturales, culinaires, et il est en droit d’avoir la satisfaction de se sentir français jusqu’à la moelle. Aucune autre province de son admirable pays n’a des caractéristiques plus nationales. La Normandie est la Normandie, la Bourgogne est la Bourgogne, la Provence est la Provence, mais la Touraine est essentiellement la France. C’est le pays de Rabelais, de Descartes, de Balzac, des bons livres et de la bonne compagnie, des bons dîners et des bonnes maisons. George Sand consacre quelque part des lignes charmantes à la clémence et à l’agrément de la nature du centre de la France : « son climat souple et chaud, ses pluies abondantes et courtes ». À l’automne 1882, les pluies furent peut-être moins courtes qu’abondantes, mais les jours où il faisait beau, on n’aurait pas pu imaginer climat plus charmant. Les vignes et les vergers avaient quelque chose de riche dans la lumière fraîche et gaie ; tout était cultivé, mais tout semblait l’être sans peine. Nulle apparence de pauvreté : l’abondance et la réussite étaient comme une question de bon goût. Les bonnets blancs des femmes étaient éclatants sous le soleil et leurs jolis sabots résonnaient joyeusement sur les routes dures et propres. La Touraine est le pays des vieux châteaux, un musée de spécimens architecturaux et de vastes propriétés familiales. Les paysans y jouissent moins du luxe d’être propriétaires que dans presque toutes les autres régions de France, mais ils le sont assez pour avoir largement ce regard de conservateurs matois que l’étranger observe si souvent, sur la petite place du marché où se traitent les affaires de la ville, dans le masque bruni et ridé surmontant la blouse paysanne. En outre, la Touraine est le cœur de la vieille monarchie française, et ce qu’elle eut de splendeur et de couleur brille encore dans les eaux de la Loire. Quelques-uns des événements les plus marquants de l’histoire de France ont eu ces rives pour décor et les terres que ce fleuve arrose ont vu s’épanouir la fleur de la Renaissance. La Loire donne un « style » grandiose à un paysage n’ayant comme on dit, aucun trait saillant : elle emporte le regard vers des lointains beaucoup plus poétiques que les verts horizons tourangeaux.