C’est un fleuve très capricieux, que l’on voit parfois s’assécher et exhiber le spectacle cru de son lit : défaut majeur, assurément, pour un fleuve censé donner de l’allure aux lieux qu’il arrose. Mais je parle de la Loire telle que je l’ai vue la dernière fois : pleine, tranquille et forte, coulant lentement en amples courbes et réfléchissant la moitié de la lumière du ciel. Il ne saurait rien exister de plus beau hormis le spectacle de son cours ainsi qu’il apparaît du haut des remparts et des terrasses d’Amboise. En baissant mes regards vers lui, par une délicieuse matinée dominicale, sous l’éclat atténué d’un soleil d’automne, j’eus l’impression d’y trouver le modèle du fleuve généreux et bienfaisant. Le quartier le plus charmant de Tours est naturellement le quai ombragé qui domine le fleuve et qui donne sur le sympathique faubourg Saint-Symphorien et sur les hauteurs qui s’étagent en terrasses au-dessus. De fait, la moitié du charme de la Loire tient au fait que le voyageur peut cheminer le long du fleuve d’un bout à l’autre de la Touraine. La chaussée qui la protège, ou qui en protège la contrée, entre Blois et Angers, est une admirable route qui, à son tour, lui tient constamment compagnie. Il n’y a pas meilleure compagnie qu’un grand fleuve, quand on suit une grande route : il donne de l’intérêt au voyage et le raccourcit.

Les auberges de Tours sont dans un autre quartier et il en est une, située à mi-chemin entre la ville et la gare, qui est très bonne. Elle mérite d’être citée à cause de l’extraordinaire politesse de tous les gens qui y travaillent, politesse si peu naturelle qu’elle vous conduit d’abord à soupçonner que cet hôtel a quelque vice caché et que valets et femmes de chambre s’emploient donc à vous calmer par anticipation. Il y avait en particulier un valet qui était l’être le plus accompli socialement qu’il m’ait été donné de rencontrer : son urbanité s’exprimait par un murmure inarticulé qu’il émettait du matin au soir, comme le ronflement d’une toupie. J’ajouterai que je n’ai découvert aucun noir secret à l’hôtel Univers car il n’est un secret pour aucun voyageur aujourd’hui que l’obligation de prendre un repas tiède dans une pièce surchauffée est aussi catégorique qu’odieuse. Pour le reste, il existe à Tours une certaine rue Royale qui se veut monumentale : elle fut construite il y a une centaine d’années et ses maisons, semblables les unes aux autres, ont à leur échelle l’allure solennelle des maisons du XVIIIe siècle. Elle relie le palais de justice, bâtiment laïque le plus important de cette ville, au grand pont qui enjambe la Loire, ce pont vaste et massif dont Balzac a déclaré, dans Le Curé de Tours, que c’était « un des plus beaux monuments de l’architecture française ». Le palais de justice fut le siège du gouvernement de Léon Gambetta, à l’automne de 1870, après que le dictateur eut été obligé de fuir Paris en ballon, et avant la constitution de l’Assemblée à Bordeaux. Les Allemands occupèrent Tours pendant ce terrible hiver : c’est stupéfiant le nombre d’endroits que les Allemands ont occupés. On pourrait presque dire sans exagération que, dans certaines régions de France, on ne peut aller nulle part sans se heurter à deux grands faits historiques : l’un est la Révolution, l’autre l’invasion allemande. Les traces de la Révolution restent visibles dans mille cicatrices, meurtrissures et mutilations, mais les marques visibles de la guerre de 1870 ont été effacées. Ce pays a tant de richesse et de vitalité qu’il a su panser ses blessures, relever la tête et sourire à nouveau, si bien que l’ombre de ces ténèbres s’est éloignée de lui. Mais ce qui est devenu invisible n’en demeure pas moins audible et ce n’est pas sans un frisson que l’on se rappelle que cette province si profondément française était, il y a seulement quelques brèves années, sous le talon d’une botte étrangère. Être profondément française ne l’avait apparemment pas mise à l’abri : pour un envahisseur à qui rien ne résistait, ce ne pouvait être qu’un défi. Toutefois, la paix et l’abondance ont suivi cet épisode et, au milieu des jardins et des vignobles de Touraine, on dirait qu’il n’est qu’une légende de plus dans une terre de légendes. Mais ce n’est pas à cause des vicissitudes de cette histoire que j’ai mentionné le palais de justice et la rue Royale. Le fait le plus intéressant qui se rattache à la grande rue de Tours, à mon sens, est qu’en la remontant sur le trottoir de droite en direction du pont on peut admirer, de l’autre côté de la chaussée, la maison où Honoré de Balzac vit le jour. Ce génie violent et complexe fut un fils de la souriante et délicieuse Touraine. Il y a là quelque chose de bizarre quoique à y réfléchir un peu on puisse découvrir certaines correspondances entre son caractère et celui de sa province natale. Sa vigueur, son acharnement au travail, son insatisfaction permanente malgré ses grands succès suggèrent parfois de tout autres influences. Mais il avait un côté jovial, bon vivant, ce côté qui ressort dans les Contes drolatiques, chronique romanesque et épicurienne des manoirs et des abbayes anciens de cette région. Et il était en outre le produit d’une terre à laquelle une bonne dose d’histoire avait été mêlée. Le monarchisme de Balzac était aussi sincère qu’affecté. Il était pénétré du sentiment du passé.