Le numéro 39 de la rue Royale, dont le rez-de-chaussée, comme celui des autres maisons, est occupé par une boutique, n’est pas ouvert au public et j’ignore si la tradition dit dans quelle chambre l’auteur du Lys dans la vallée ouvrit les yeux sur un monde où il allait voir et imaginer tant de choses extraordinaires. Si tel était le cas, j’en aurais bien volontiers franchi le seuil ; pas pour les quelques reliques du grand romancier qu’elle pourrait renfermer, ni pour je ne sais quelle vertu mystique que ses murs seraient censés contenir, mais simplement parce qu’en regardant ces quatre humbles murs on ne saurait manquer d’être puissamment impressionné par la force d’entreprise de l’homme. Dans la maturité de sa vision, Balzac a englobé la vie humaine plus largement que quiconque, depuis que Shakespeare s’est employé à nous la raconter ; et le minuscule théâtre sur lequel sa conscience s’éveilla est l’une des extrémités de l’immense route qu’il parcourut. J’avoue avoir été un peu scandalisé de découvrir qu’il était né dans une maison collée à ses voisines, maison qui, en outre, à la date de sa naissance, ne devait pas avoir plus d’une vingtaine d’années. Cela ne cadre pas. Si le logement auquel cet honneur devait échoir ne pouvait pas être ancien et noirci par le temps, il aurait au moins dû avoir du dégagement.

Il y a, dans le petit conte intitulé La Grenadière, une charmante description de la rive opposée de la Loire telle qu’on peut la voir de la place qui termine la rue Royale, place qui se veut grandiose, avec l’hôtel de ville et le musée qui la dominent, deux édifices qui ont vue directe sur le fleuve, et les bustes de marbre de François Rabelais et de René Descartes qui la décorent. Le premier, érigé il y a quelques années, est un travail honnête ; quant au second, son piédestal pourrait se contenter d’un « Cogito, ergo sum » pour toute inscription. Ces deux statues marquent les deux pôles opposés de l’itinéraire parcouru par le brillant esprit français. S’il y avait à Tours une effigie de Balzac, il faudrait la dresser à mi-chemin des deux autres. Nullement parce qu’il aurait toujours trouvé l’équilibre bienheureux entre le sensible et le métaphysique, mais parce qu’une moitié de son génie est orientée dans la première direction et l’autre dans la seconde. La moitié qui regarde vers François Rabelais serait, en gros, celle qui est exposée au soleil. Mais il n’y a pas de statue de Balzac à Tours, si l’on excepte un buste assez adroit et grossier abrité dans une des salles mélancoliques du musée. La description de La Grenadière, à laquelle je viens de faire allusion, est trop longue pour que je la cite ; je n’ai pas davantage de place pour une seule des brillantes peintures de paysage brodées sur l’étoffe chatoyante du Lys dans la vallée. Le petit manoir de Clochegourde, résidence de Mme de Mortsauf, l’héroïne de cet ouvrage extraordinaire, était à distance de marche de Tours, et la description qu’en donne le roman a probablement pour modèle un original que l’on pourrait retrouver aujourd’hui. Je n’ai, toutefois, pas fait la moindre tentative en ce sens. Il y a tant de châteaux en Touraine que l’histoire a rendus célèbres et l’on n’en finirait plus s’il fallait rechercher tous ceux auxquels la fiction a donné un nom. Le plus que j’ai fait a été de chercher à identifier l’ancienne résidence de Mlle Gamard, la sinistre vieille fille du Curé de Tours. Cette effroyable femme occupait une petite maison au chevet de la cathédrale, où j’ai passé toute une matinée à essayer assez bêtement de l’identifier. Pour gagner la cathédrale à partir de la petite place d’où nous venons de regarder La Grenadière sans réussir, avouons-le, à en avoir une vue vraiment saisissante, vous prenez le quai à main droite en laissant derrière vous le charmant coteau qui fait face à la ville, de l’autre côté du fleuve, et sur lequel s’entassent harmonieusement des jardins, des vignobles, des villas éparses, les pignons et les tourelles des châteaux aux toits d’ardoise, les balustrades grises des terrasses et des murs moussus drapés de vigne vierge écarlate. Vous reprenez vers la ville à côté d’une grande bâtisse militaire ornée d’un austère donjon, vestige d’anciennes fortifications, et que les Tourangeaux d’aujourd’hui appellent la « tour de Guise ». Le jeune prince de Joinville, fils du duc de Guise qui fut assassiné à Blois sur l’ordre d’Henri III, y fut retenu plus de deux ans, après la mort de son père, mais s’évada un soir d’été de 1591 au nez de ses geôliers, avec une folle bravoure qui a associé le souvenir de cet exploit à l’aspect sinistre de cette prison. Cinq régiments sont cantonnés à Tours et les petits soldats en pantalon rouge colorent la ville. Vous les voyez se promener le long du quai propre et exempt de tout commerce, où l’œil ne peut voir aucun signe de navigation, fût-ce à rame, aucun baril, aucun ballot, ni chargement ni déchargement, aucun mât qui se dessine contre le ciel, aucun jet de vapeur lâché dans l’air. Toute l’activité qui règne ici se concentre dans la pratique patiente et infructueuse de cette pêche dans laquelle les Français, disciples de l’art pour l’art, surpassent tout le monde. Les petits soldats, lestés du contenu de leurs énormes poches, vont respectueusement de l’un à l’autre de ces maîtres de la canne qui passent des heures assis à tremper un vague appât dans les eaux indifférentes du grand fleuve. Une fois que vous avez tourné le dos au quai, il n’y a plus loin à aller pour atteindre la cathédrale.

2. TOURS : LA CATHÉDRALE

Ce n’est pas une église de première importance, mais elle est très belle, avec son charmant teint de souris et ses deux tours fantasques. Elle est précédée d’une petite place bien commode pour embrasser sa façade très décorée. Mais, pour l’admirer sans obstacle, ses flancs et son chevet manquent peut-être de dégagement. La cathédrale de Tours, dédiée à saint Gatien, mit longtemps à se construire. Commencée en 1170, elle ne fut achevée que dans la première moitié du XVIe siècle.