Mais les années et les intempéries ont si bien fondu ensemble ses différentes parties qu’elle ne frappe, du moins au premier abord, par aucune incongruité et donne au contraire un sentiment exceptionnel d’harmonie et d’achèvement. Il y a beaucoup de cathédrales plus grandioses, mais il y en a probablement très peu qui soient plus agréables ; et le meilleur moment pour en voir toute la délicatesse et toute la grâce est la fin d’une après-midi tranquille, quand les tours richement ornées dominant la petite place de l’Archevêché dressent leurs étranges lanternons dans la lumière oblique et offrent des perchoirs sans nombre aux bandes de pigeons qui en font le tour. Toute la façade dégage alors une impression de grande richesse, bien que les niches encadrant les trois portails, assez profonds pour loger plusieurs rangs de sculptures, et creusant les quatre grands contreforts qui s’élèvent de part et d’autre de l’immense rosace, n’abritent aucun personnage sous leur gâble ciselé. La tornade de la grande Révolution a renversé la plupart des statues de France et il n’a jamais soufflé par la suite de vent assez fort pour les relever. Les coupoles à bossage et crochets qui couronnent les tours de Saint-Gatien ne sont pas d’un goût très pur. Mais, comme souvent ce qui n’est pas pur, elles ne manquent pas d’un certain caractère. L’intérieur est d’une dignité élancée à laquelle on ne saurait rien redire et qui, dans le chœur riche en vitraux anciens et ceint d’un large passage, prend audace et noblesse. Son principal trésor est peut-être le charmant petit tombeau des deux enfants de Charles VIII et d’Anne de Bretagne, qui moururent jeunes : tombeau décoré d’un relief de dauphins symboliques et d’exquises arabesques. Le petit garçon et la petite fille sont étendus côte à côte sur une dalle de marbre noir et deux angelots agenouillés, à leur tête et à leurs pieds, veillent sur eux. On ne saurait rien imaginer de plus parfait que ce monument, œuvre de Michel Colomb – l’une des gloires du début de la Renaissance française –, c’est une véritable leçon de bon goût. Abrité originellement dans la grande abbaye de Saint-Martin, pendant si longtemps le lieu saint de Tours, ce tombeau eut le bonheur de survivre à la dévastation de cet édifice qui, durement éprouvé par les guerres de Religion et les profanations successives, finit par succomber en 1797. En 1815, il trouva asile dans un coin tranquille de la cathédrale.

Peut-être devrais-je avoir honte d’avouer qu’il n’est pas jusqu’à ce vénérable sanctuaire auquel le nom profane de Balzac n’ait contribué à donner pour moi un intérêt supplémentaire. Ceux qui ont lu la terrible petite histoire intitulée Le Curé de Tours se rappelleront peut-être que le vieil abbé Birotteau, victime naïve et enfantine des machinations infernales de l’abbé Troubert et de Mlle Gamard, avait, ainsi que je l’ai déjà signalé, ses quartiers dans la maison de cette dame (dont la spécialité était de loger le clergé), située sur le flanc nord de la cathédrale et si près de ses murs qu’un de ses grands arcs-boutants était implanté dans le jardin de la vieille fille. Si vous faites le tour de l’église, à la recherche de cette demeure plus qu’historique, vous pourrez constater que les côtés et le chevet de Saint-Gatien constituent un ensemble étrange et délicieux. Une étroite ruelle longe le haut mur qui abrite des regards le palais de l’archevêque, passant sous les arcs-boutants, les gargouilles en surplomb et le joli portail méridional de l’église. Elle aboutit à une petite place inanimée et envahie par les herbes, la place Grégoire-de-Tours. Toute cette partie des abords de la cathédrale est brunie par le temps, antique, gothique et grotesque : Balzac la qualifie de « désert de pierres ». Une aile de bâtiment délabrée, qui donne l’impression d’être une dépendance du palais caché, avec son pignon et une antique chaire de pierre en saillie du mur, domine ce lieu mélancolique, sur l’autre côté duquel ouvre un séminaire pour les futurs prêtres : en voici un qui sort par une porte retirée et qui, la gardant ouverte un instant derrière lui, laisse apercevoir un jardin ensoleillé où vous avez loisir d’imaginer d’autres jeunes silhouettes noires en train de se promener. La maison où Mlle Gamard logeait ses deux abbés et complotait ignoblement avec l’un contre l’autre est encore au-delà. Il est impossible de la retrouver avec certitude aujourd’hui, car le logement dont vous avez la conviction que c’était celui de Mlle Gamard ne satisfait pas à toutes les exigences de la description de Balzac. Toutefois, il en satisfait suffisamment : en particulier, sa petite cour accueille effectivement le gros arc-boutant de l’église. Son pendant, qui soutient avec lui le pignon du transept nord, est implanté dans le petit cloître dont la porte, de l’autre côté de la rue de la Psalette, ruelle silencieuse où rien ne semble jamais arriver, s’ouvre en face de celle de Mlle Gamard. Un vieux sacristain très avenant m’a fait entrer dans ce cloître par l’église. Il est très petit, désert et fortement mutilé, mais il se niche avec une espèce d’abandon amical sous les gros murs de la cathédrale. Ses arcades inférieures ont été murées. Il enferme un petit jardin, avec des arbres fruitiers qui ont, j’imagine, beaucoup trop d’ombre. Dans un des angles, une tourelle très pittoresque, qui est la cage d’un escalier en colimaçon, permet de monter en quelques marches à une galerie supérieure où un vieux prêtre, le « chanoine-gardien » de l’église, marchait en lisant son bréviaire. La tourelle, la galerie et même le chanoine-gardien faisaient partie, par cette douce matinée de septembre, de la classe d’objets qu’affectionnent les aquarellistes.

3. TOURS : SAINT-MARTIN

J’ai mentionné l’église Saint-Martin qui fut, pendant de longues années, l’endroit consacré, le sanctuaire de pèlerinage de Tours. Ce n’était à l’origine que le tombeau du grand apôtre qui évangélisa la Gaule au IVe siècle et qui, brillant en son temps comme missionnaire et thaumaturge, a essentiellement pour gloire aujourd’hui d’être le valeureux qui coupa son manteau en deux à la porte d’Amiens afin de le partager avec un mendiant (la tradition ne dit pas, autant que je sache, ce qu’il fit de l’autre moitié). Au cours du Moyen Âge, l’abbaye devint riche et puissante, au point d’acquérir la réputation d’être l’un des établissements religieux les plus riches de la Chrétienté, d’avoir des rois pour abbés, rois qui, comme François Ier, passaient la piller à l’occasion, et de posséder un trésor de prix.