Cela ne l’empêcha pas de subir maintes vicissitudes. Mise à sac par les Normands au IXe siècle et par les Huguenots au XVIe, elle reçut le coup de grâce de la Révolution, qui employa une énergie destructrice proportionnelle à la puissance imposante de l’abbaye. À la fin du siècle dernier, il n’en restait qu’un énorme amas de ruines et l’on peut dire aujourd’hui que c’est la ruine d’une ruine. On a du mal à comprendre comment si vaste édifice a pu disparaître aussi complètement. L’emplacement où il s’élevait est occupé par quelques rues hideuses et deux hautes tours, séparées par une distance qui en dit autant que des volumes entiers sur la taille de l’église, et contemplant, au-dessus de la mêlée des toits, le sort plus heureux des flèches de la cathédrale, témoignent devant le monde d’aujourd’hui de ce qui fut une grande fortune, peut-être un grand méfait, et en tout cas un grand châtiment. On a toute raison de croire qu’à ce jour une grande partie des fondations de l’abbaye est enfouie dans le sol de Tours. Les deux tours qui ont survécu, différentes de forme, sont d’une taille monumentale. Avec celles de la cathédrale, elles constituent les grands pôles de la ville. L’une s’appelle la tour de l’Horloge. L’autre, dénommée tour Charlemagne, fut érigée sur l’emplacement de la tombe de Liutgarde, femme du grand empereur, morte à Tours en 800, deux siècles avant la construction de la tour. Je ne prétends pas comprendre la relation qui unissait ces deux puissantes masses de pierre totalement distinctes, mais leur hauteur et leur solitude grises sont fortement évocatrices aujourd’hui, avec leur tête chenue dressée loin au-dessus de l’activité de la ville moderne et leur air triste, comme si elles avaient honte de survivre sans plus servir. J’ignore ce qu’il est censé être advenu des ossements du bienheureux saint au cours des troubles divers pendant lesquels ils ont pu se perdre ; mais l’on peut éprouver un lien mystérieux avec ses reliques miraculeuses dans un étrange petit sanctuaire situé sur le côté gauche de la rue, dont l’ouverture fait face à la tour Charlemagne et dont le rez-de-chaussée – espèce d’habitation troglodytique, avec un porche minuscule sous lequel une vieille femme nettoyait une marmite au moment où je passais et avec une petite fenêtre obscure décorée de fleurettes – ferait l’affaire d’un peintre à la recherche de « sujets ». Aujourd’hui, le sanctuaire de saint Martin est abrité (provisoirement, j’imagine) dans une construction de bois très moderne où une cave obscure, à laquelle on accède par un escalier de bois orné d’ex-voto et de roses de papier, enferme un tabernacle entouré de cierges à la flamme mal assurée et d’adorateurs prostrés. Mais ce caveau crépusculaire ne réussit pas malgré tout, à mon avis, à atteindre à la solennité : il en émane un étrange sentiment de vulgarité et de mauvais goût. L’Église catholique, au train où vont les Églises, reste certainement celle qui a le plus grand sens du spectacle, mais elle doit se croire très sûre de ses effets pour ouvrir des petits sanctuaires aussi sordides que celui-ci. Il est impossible de ne pas trouver grotesque ce genre d’établissement quand on pense que c’est là le dernier maillon de la chaîne d’une grande tradition ecclésiastique.
Un peu plus bas dans la même rue, sur le trottoir d’en face, se trouve un objet plus digne de votre visite que le sanctuaire de saint Martin. Frappez à une grande porte, ouverte dans un mur blanc et surmontée d’une croix, et l’une des sœurs du couvent du Petit-Saint-Martin, avec son visage frais, vous conduira dans le charmant petit cloître, ou ce qu’il en reste. Un seul des côtés de cette délicieuse construction a survécu, mais l’endroit ne laisse pas d’impressionner. Faisant face à cette belle arcade, terriblement meurtrie et défigurée, s’étend une de ces promenades plantées de tilleuls entrelacés, comme c’est si souvent le cas en Touraine, qui laissent filtrer une lumière verte à travers le lacis de leurs branchettes élaguées. Un jardin s’étend au-delà, et au-delà du jardin se dressent les autres bâtiments du couvent où les bonnes sœurs tiennent une école qui met sans aucun doute leur bonté à l’épreuve. Ce fragment d’arcade, qui remonte au début du XVIe siècle (je n’en sais que ce qu’en dit Mrs. Pattison dans sa Renaissance française), est un travail enchanteur : la corniche et les voussures sont très délicatement sculptées d’arabesques, de fleurs, de fruits, de médaillons, de chérubins et de griffons, magnifiquement exécutés en très léger relief. C’est comme un bracelet enchâssé dans la pierre. Il y a là un goût, une invention, une élégance et un raffinement qui donnent une force nouvelle à nos critères esthétiques. Cet ouvrage est la plus pure fleur de la Renaissance française : il n’y a rien de plus délicat dans toute la Touraine.
Il y a une autre beauté à Tours, sans délicatesse particulière, mais qui produit une forte impression : c’est la très intéressante église ancienne de Saint-Julien, tapie dans un coin retiré, à la droite de la rue Royale, près du point où cette artère sans intérêt débouche, avec un petit cri d’admiration, sur la rive de la Loire. Saint-Julien se dresse aujourd’hui dans une espèce de petit trou abandonné, où elle est presque enfermée entre les maisons ; mais en 1225, année du début de la construction, il n’est pas douteux que le site était, comme le disent les architectes, plus intéressant. De nos jours, dès lors que vous avez aperçu cette tour romane sérieuse, trapue, de peu de hauteur mais de grande force, vous éprouvez le sentiment que ce bâtiment a quelque chose à dire et que vous devez vous arrêter pour l’écouter. À l’intérieur, la nef est vaste et splendide, d’une hauteur immense, vraie nef de cathédrale, prolongée par un chœur et un transept plats et ornée de quelques admirables vitraux anciens. J’y ai passé une heure et demie un matin, à écouter ce que l’église avait à dire, dans une solitude parfaite. Pas un fidèle n’a fait apparition, pas même un vieil homme armé d’un balai.
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